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Citation de MegGomar


Rien de tout cela ne parvint à
m’intéresser bien longtemps, jusqu’à ce que je lève les yeux et découvre
qu’il y avait, dans l’immeuble d’en face, juste à la hauteur de mon
appartement, par une symétrie ahurissante, une autre fille qui observait le
monde depuis sa fenêtre avec une expression aussi misérable que celle que
je devais afficher à ce moment-là. Elle s’appelait Ximena. Je la connaissais
de vue et elle me plaisait bien. À plusieurs reprises, je l’avais observée
traverser la rue avec cet air un peu absent qui la caractérisait. Cependant, je
peux dire que cette nuit-là je la vis pour la première fois, pas de la manière
indifférente dont on suit en général les allées et venues des voisins, mais
d’une façon réellement attentive, et avec empathie. Je ne pouvais en être
sûre, mais quelque chose me fit penser qu’elle aussi était en train de me
regarder. D’un coup, la distance qui séparait nos deux immeubles se
contracta et je sentis que, si j’avais voulu, j’aurais pu distinguer son souffle
sur la buée de la fenêtre, sentir sa respiration, comprendre ce qu’elle était en
train de vivre.
Cette nuit-là inaugura ce qui allait devenir une habitude : quand les
lumières s’éteignaient dans nos appartements respectifs, elle et moi nous
rendions sans faute à notre rendez-vous. Le rituel consistait à rester debout,
l’une en face de l’autre, et à s’accompagner ainsi jusqu’à ce que le sommeil
nous gagne. Jamais nous n’avons communiqué sur un mode plus orthodoxe,
ni là ni nulle part ailleurs, mais, consciemment ou non, avec Ximena je
sentais que, malgré l’absence de mes parents et l’absolue incertitude où se
trouvait mon avenir, il y avait quelqu’un dans le monde sur qui je pouvais
compter. Vous pouvez penser ce que vous voulez, docteur Sazlavski, je suis
convaincue – et aujourd’hui plus que jamais – que cette communication a
vraiment existé et d’une façon si profonde qu’elle a dépassé les limites
spatio-temporelles, comme cela arrive avec des personnes très proches. Je
savais d’elle bien peu de chose, mais suffisamment pour me faire une idée
de ses émotions. Je savais, comme je l’ai déjà dit, qu’elle était chilienne et
que depuis son arrivée à Mexico elle vivait dans cet immeuble avec sa mère
et sa sœur. Son père, lui, avait été criblé de balles par les hommes de
Pinochet avant d’avoir pu fuir Santiago. À la différence de Paula, sa sœur
aînée, qui était blonde aux yeux clairs et de caractère joyeux, Ximena était
taciturne. Ses cheveux et ses yeux étaient sombres, et probablement aussi
ses pensées. Peut-être se rappelait-elle avec nostalgie le temps où la paix
régnait dans son pays, dans sa famille et dans tous les souvenirs heureux
qu’elle conservait en son âme. Elle ne sortait presque jamais sur la place et
quand elle le faisait, ce n’était pas pour se joindre aux jeux des autres
enfants. Tout comme moi, elle aimait s’asseoir sur l’arbre qu’il y avait sur
le parking, mais plutôt que de grimper aux branches, elle restait sagement
assise sur les pierres et les racines. Ximena faisait de la peinture à l’huile. Je
l’avais parfois vue concentrée devant son chevalet, dans cette chambre qui
se dévoilait en partie à moi, grâce au pouvoir limité de mes jumelles. Quelle
relation entretenait-elle avec sa famille ? Dans quelle école allait-elle et
comment s’entendait-elle avec ses camarades de classe ? Ces questions et
des dizaines d’autres me traversaient l’esprit la nuit, tandis que je la
regardais depuis ma chambre. J’aimais aussi découvrir des affinités entre
nous, au-delà de ces rendez-vous à nos fenêtres, comme la couleur de nos
cheveux et le fait que, ni pour l’une ni pour l’autre, l’enfance n’était un
champ de fleurs.
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