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Citation de Danieljean


Le fantôme du marquis de Pisani

Un soir du mois d'avril 1645, deux jeunes gens, de vingt-cinq à trente ans, conversent dans un somptueux appartement de la rue Saint-Antoine, à Paris. L'un, le propriétaire des lieux, s'appelle Louis de Prat, marquis de Précy ; l'autre, Charles-Pompée d'Angennes, marquis de Pisani1.

Les deux amis, qui doivent bientôt partir pour la guerre et rejoindre dans les Flandres les régiments du prince de Condé, s'entretiennent de la mort et de la survie de l'âme.

— Penses-tu que l'âme reste attachée à l'endroit où le corps est enterré ? demande Précy. Cela m'ennuierait de hanter un champ de bataille pour l'éternité.

— Je ne crois pas aux revenants, dit le marquis de Pisani, il me semble plutôt que l'âme entre dans un autre monde totalement différent du nôtre et oublie tout de notre existence…

Précy est songeur.

— Moi, je pense au contraire, dit-il, que les morts nous entourent, qu'ils sont là, tout près, mais que nous ne savons ni leur parler ni les entendre…

Les deux amis demeurent silencieux.

— Mais y a-t-il un enfer, un paradis et un purgatoire ? demande Précy. Sommes-nous récompensés pour nos mérites ? punis pour nos fautes ? Bref, la qualité de notre vie terrestre conditionne-t-elle notre vie dans l'autre monde ?…

— Comment répondre à cela ?

— Il faudrait pouvoir communiquer avec les morts…

— Écoute, dit Pisani, j'ai une idée. Nous allons tous les deux partir pour la guerre. Peut-être y serons-nous tués. Je te propose ceci : le premier de nous deux qui mourra viendra donner à l'autre, par n'importe quel moyen, des renseignements sur l'au-delà.

— Une réponse à nos questions de ce soir, en somme ?

— Exactement !

— Eh bien, d'accord…

Et ils se serrent la main en guise d'engagement.

Deux mois passent et, vers la fin de juin, les deux amis reçoivent l'ordre d'aller rejoindre leur régiment. Hélas ! le marquis de Précy est, pour lors, cloué au lit par une fièvre maligne et le marquis de Pisani doit prendre seul la route des Flandres.

Un mois plus tard, le 4 août, vers six heures du matin, Précy, qui est toujours malade, dort dans sa chambre, tourné vers la ruelle, quand il est réveillé en sursaut. On vient de tirer les rideaux de son lit. Il se retourne, pensant qu'un valet lui apporte une tasse de lait et un biscuit, et voit à son chevet le marquis de Pisani superbe, en buffle et en bottes. Fou de joie, il se lève et veut lui sauter au cou. Mais Pisani recule encore de quelques pas.

— Non, Louis, tu ne peux plus m'embrasser.

— Mais pourquoi ?

— Parce que je suis mort. Je viens simplement te voir comme je te l'ai promis. Souviens-toi de notre pacte. J'ai été tué hier à Nordlingen, en Bavière… Les troupes de M. de Gramont venaient de s'engager dans la bataille contre M. de Mercy qui commandait les armées des Impériaux. Tout de suite, la mêlée a été épouvantable. Et je suis tombé à six heures, devant le village d'Allerheim…

— Tu es stupide ! dit Précy, en riant.

Et, de nouveau, il veut se précipiter pour embrasser son ami ; mais ses bras se referment sur le vide. Le personnage qui est devant lui n'a aucune consistance. Il demeure hébété.

— Tu vois bien, dit Pisani. Tiens, regarde l'endroit où j'ai été frappé.

Et il montre, à la hauteur des reins, une déchirure dans son habit. Une déchirure entourée de sang séché.

— Je suis bien mort, Louis. Et je viens te dire, en réponse à nos questions, que tout est vrai : l'au-delà est peuplé d'âmes. Certaines sont près de nous. Mais il y a des choses que je ne peux t'expliquer. Sache toutefois que tu dois songer à vivre d'une manière moins frivole… Dépêche-toi, Louis, tu n'as pas de temps à perdre, car tu seras tué dans la première bataille à laquelle tu participeras…

Et il disparaît.

Le marquis de Précy, bouleversé, appelle aussitôt son valet de chambre et réveille toute la maison par ses cris. On accourt. Il raconte alors ce qu'il vient de voir et d'entendre.

— Il était là, dit-il, en uniforme, avec ses bottes, et il m'a montré la trace du coup qui l'a tué. Il est mort hier, en Bavière, au cours d'une bataille terrible.

— En Bavière ? dit quelqu'un. Voilà qui est étonnant. N'était-il pas parti pour les Flandres ? Allons, allons, mon cher Louis, recouchez-vous, votre fièvre vous donne des visions…

Précy a beau insister, donner des détails et jurer qu'il est sûr de son fait, personne ne veut le croire.

Les semaines passent.

Et un matin, des nouvelles arrivent de l'armée. On apprend que, Turenne s'étant trouvé en difficulté devant les Impériaux, Condé a été chargé de lui porter secours, que les régiments qui se trouvaient dans les Flandres sont allés se battre en Bavière et que, au cours d'un terrible combat à Nordlingen, le marquis de Pisani a été tué le 3 août, à six heures du soir, d'un coup de mousquet dans les reins, devant le village d'Allerheim.

Ces nouvelles, qui ne pouvaient absolument pas être connues de Précy au lendemain de la bataille de Nordlingen, stupéfient ses amis.

Mais il y a toujours des gens qui veulent donner des explications rassurantes aux phénomènes qui les dépassent. Aussi voit-on certaines personnes prétendre avec autorité que le jeune marquis a transformé en vision un simple pressentiment produit par l'amitié qui le lie à Pisani.

D'autres disent, avec la même assurance :

— Il a rêvé ! On a souvent vu des songes prémonitoires contenant des détails d'une grande précision… Tout cela n'a rien de surnaturel…

Précy, lui, est convaincu qu'il n'a pas rêvé et que sa vision n'est pas un simple pressentiment. Aussi, pour être sûr de ne point mourir dans une bataille, comme le fantôme de son ami le lui a prédit, décide-t-il prudemment, une fois guéri, de ne pas rejoindre l'armée de M. de Condé.

Et pendant des années, on le vit fuir comme la peste tout ce qui touchait, de près ou de loin, à l'état militaire.

Puis la Fronde éclata, qui divisa la France. Précy, considérant que ce soulèvement n'était pas une vraie guerre, accepta de commander les gendarmes de Mazarin.

Le 2 juillet 1652, au matin, il était dans le faubourg Saint-Antoine, luttant contre les régiments de Condé, quand la Grande Mademoiselle, grimpée sur la Bastille, fit tirer sur les troupes royales.

Le soir, on retrouva le corps de Précy gisant au milieu d'un monceau de cadavres.

C'était la première bataille à laquelle le jeune marquis participait…

RÉPONSES À L'INCRÉDULE

— Je préfère vous dire tout de suite que j'ai beaucoup de mal à croire aux histoires de fantômes. Où avez-vous trouvé celle-là ?

— Je l'ai trouvée dans les Mémoires du comte César de Rochefort, publiés en 1688…

— Est-ce une source sérieuse ? Ce comte de Rochefort ne s'est-il pas contenté de rapporter une histoire qui courait Paris à son époque ?

— Eh bien non ! Car il a personnellement connu le marquis de Précy : il habitait chez lui, rue Saint-Antoine. Et le matin où Précy a eu sa vision, le matin où le fantôme du marquis de Pisani s'est manifesté, le comte de Rochefort était là. Alerté par les cris de son ami, il s'est précipité, l'a trouvé encore tremblant d'émotion et a entendu son récit « à chaud », si j'ose dire. Le jour même, Rochefort a noté toute cette histoire dans son Journal et l'a racontée autour de lui. Bientôt, tout Paris fut au courant, et Rochefort nous dit dans ses Mémoires qu'il reçut plus de cent lettres, et autant de visites de curieux qui voulaient avoir des éclaircissements… Tous ces gens ont donc su les détails de la mort de Pisani plusieurs semaines avant qu'on ne les connaisse officiellement. Et ils ont pu en témoigner…
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