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Citation de mimo26


Prologue



Paris
05 h 19

Les réverbères dessinaient des halos jaunâtres au-dessus des trottoirs mouillés et déserts. Cela faisait trois jours que la capitale s’était emmitouflée dans une brume dense comme du coton et même le vent d’ouest n’arrivait pas à balayer les masses d’air froid qui stagnaient dans les rues. Sur le long boulevard, seul le kiosque à journaux offrait un semblant de vie.

L’homme en gabardine bleue jeta un regard fatigué sur le brouillard puis s’accroupit pour soulever la trappe arrière du kiosque. Un grincement agressif et familier monta des gonds. Il grimaça. Il avait beau mettre de l’huile, le métal se faisait un malin plaisir à lui irriter les tympans. Un jour il démolirait la trappe à grands coups de masse. Et pas seulement cette putain de trappe, mais aussi ce foutu kiosque, prison de métal et de papier.

Il tira une dernière bouffée sur sa cigarette à moitié consumée, plongea les mains dans le trou sombre et extirpa les piles de quotidiens pour les poser sur le trottoir détrempé.

Encore une demi-heure avant de se prendre un crème. Il parcourut les Unes des journaux avec lassitude. Enquête en cours sur les attentats dans le pays, contagion des émeutes urbaines, hausse du chômage, migrants, récession dans la zone euro… Il soupira en insérant les piles dans les présentoirs. Si encore il y avait de l’espoir, mais rien à l’horizon. Le président, son Premier ministre et son gouvernement semblaient impuissants. Il avait pourtant voté pour eux aux dernières élections. Il y avait cru au renouveau, mais, ces derniers mois, tout allait en empirant. Le pays était devenu une cocotte-minute en surchauffe, prête à exploser. Sans parler des impôts et des taxes. Il avait beau trimer, rien n’y faisait, son compte en banque virait toujours au rouge le 15 du mois. Et ça continuerait jusqu’à la retraite. Mettre des ronds de côté c’était un luxe qu’il ne pouvait pas se permettre.

Il cracha un jet de salive humecté de nicotine.

Tu parles. Tous des incapables, corrompus. Qu’ils dégagent, maugréa-t-il en fouillant parmi les quotidiens.

À coup sûr, il n’allait pas en vendre beaucoup. Le brouillard de la ville s’était installé dans la tête des gens.

Au moment où il posa une pile de journaux sur le présentoir, un grondement sourd monta du boulevard. Il connaissait la musique de l’aube depuis vingt ans qu’il faisait ce métier, et ça n’y ressemblait pas.

Aux aguets, il scruta à travers la nappe de brouillard.

Le trottoir vibrait.

Soudain, un coup de vent humide balaya le sol et projeta sur la chaussée une dizaine d’exemplaires. Les journaux voletèrent. Il voulut les récupérer, mais quand il posa le pied sur la chaussée le curieux grondement s’amplifia.
Il se figea. Inquiet. Un vrombissement accompagnait les vibrations qui faisaient même osciller les branches des arbres.

Une masse énorme à la carapace marron, vert et noir, surgit des brumes.

Le kiosquier écarquilla les yeux.

Un char.

Puis un deuxième, cette fois avec des roues.

Puis un troisième.

Un quatrième.

Les monstres d’acier défilaient devant lui comme à la parade. Le kiosquier restait tétanisé, sa cigarette plantée entre ses lèvres sèches.

Les réverbères tremblaient maintenant. Le kiosque aussi.

Le premier tank, un Leclerc, monstre de 57 tonnes, arriva à son niveau, suivi de près par les AMX-10 RC, gros scarabées sur roues d’une vingtaine de tonnes. Les chenilles et les pneus gigantesques écrasaient les journaux, dérisoires lambeaux de papier, hachés par des rouages aveugles.

Le kiosquier était médusé. Il ne fit même pas attention à la cendre qui tombait de sa cigarette. Des camions Renault GBC 180 surgirent à leur tour du brouillard, ridelles soulevées, remplis de soldats armés. Les visages impassibles des hommes figés sur les bancs.

Le cortège passa devant lui pour s’enfoncer dans la bruine à l’autre bout du boulevard.

Un 4×4 Ford VT4, au camouflage standard, émergea avec trois hommes à l’intérieur, casqués et vêtus de treillis F3 version hiver et un quatrième, coiffé d’un béret. Le véhicule s’arrêta.

Le militaire en béret descendit et vint à sa rencontre d’un pas rapide avec ses Haix à semelles crantées1. Sur son flanc était accroché dans son holster un Glock 17, modèle semi-automatique utilisé par les forces spéciales.

Le kiosquier, qui avait fait son service militaire trois décennies plus tôt, reconnut tout de suite un officier. Au vu des étoiles sur la poitrine, c’était même un général. Instinctivement, le vendeur de journaux se raidit.

L’officier arriva à son niveau et lui décocha un sourire clair. Il avait les cheveux argentés, coupés court, la cinquantaine sportive, le regard gris, à peine plus doux que l’acier de ses tanks.

Le kiosquier fronça les sourcils. Ce visage lui était familier. Il avait fait la Une des journaux.

— Vous auriez une cigarette ? J’ai oublié les miennes ce matin.

— Euh, oui…, répondit le kiosquier stupéfait, qui chercha son paquet avant de le lui tendre, avec un briquet. Vous faites des manœuvres ?

Le général alluma une cigarette et aspira une longue bouffée.

— Pas exactement. Disons qu’on va avoir beaucoup de travail aujourd’hui.

Il s’arrêta quelques secondes pour contempler la façade du kiosque puis ajouta sur un ton laconique qu’atténuait son mince sourire :

— Gonflez votre carnet de commandes de quotidiens pour demain… Vous en vendrez des piles entières.

Le kiosquier était interloqué.

— Quel genre de travail ?

L’officier inclina la tête d’un coup bref et, sans répondre, fit demi-tour. Il frappa sur la portière de la jeep puis se retourna pour lancer d’un air grave :

— Un travail très difficile, cher monsieur…
Il suspendit sa phrase, son regard attrapa celui du kiosquier, et il articula lentement :

— Faire la guerre et sauver la France.



Le véhicule disparut dans la nappe de brume. Le boulevard était à nouveau désert.

— La guerre…, balbutia le kiosquier, de plus en plus incrédule.

Il frotta ses yeux rougis, se demandant s’il n’avait pas été victime d’une hallucination. Il retourna à l’intérieur du kiosque et alluma son petit poste de radio orangé.

Des volutes de violon, de flûte et de contrebasse se répandirent autour de lui. Le kiosquier afficha une mine agacée. Il n’y avait jamais de musique classique sur sa station préférée. Il tourna la molette, en vain, toutes les radios diffusaient la même musique.

Soudain la musique s’arrêta. Et une voix féminine résonna :

— Ceci est une communication du président de la République.

Il s’écoula quelques secondes puis une autre voix, masculine cette fois, reprit :

— Mes chers compatriotes, je m’adresse à vous avec toute la gravité qui convient à cet instant. J’ai pris une décision importante pour l’avenir de la nation, en accord avec le Premier ministre et le gouvernement. La France doit faire face depuis plusieurs mois à une situation grave. Je ne pouvais plus attendre, sous peine de voir notre pays s’enfoncer dans le chaos. Il est des moments dans la vie d’une nation où elle doit faire face à des choix cruciaux. J’ai… attentats… danger…

Le poste crachotait, la voix du président grésilla, une petite lueur rouge clignota sur le côté. Les piles allaient rendre l’âme.

— Ah non, pesta le kiosquier, c’est pas le moment.

Il secoua l’appareil comme si les piles allaient se recharger miraculeusement.

— … Chers compatriotes… besoin de votre soutien… oublier… divisions… querelles… aujourd’hui… décidé d’activer l’article 36.

Le kiosquier tapa d’une main ferme sur le boîtier. La voix du président redevint claire.

— J’ai demandé à l’armée d’intervenir, conformément aux pouvoirs que me confère la Constitution en temps de crise. L’état de siège est décrété dans…

Les piles rendirent l’âme d’un coup et firent taire le chef de l’État.

— Merde ! jura le kiosquier qui s’empara de son smartphone pour se connecter à Internet.



Au même moment, aux quatre coins du territoire, des convois en tout point identiques à celui apparu sur le boulevard parisien surgissaient à leur tour du néant.

Toute une armée en ordre de bataille s’avançait aux premières lueurs de l’aube. Un tentaculaire ballet de fer et d’acier chorégraphié depuis l’état-major central des armées niché au sud de Paris.

Dans tout le pays, douze régiments de l’armée de terre, parmi les plus prestigieux, ouvraient les portes de leur caserne pour lâcher dix mille soldats, casqués, armés et surentraînés. Dans le ciel encore d’encre, une trentaine d’hélicoptères Eurocopter Caracal et Gazelle fonçaient sur leurs objectifs. Sur cinq bases aériennes, Saint-Dizier, Nancy, Mont-de-Marsan, Luxeuil et Istres, vingt avions Rafale attendaient le feu vert pour décoller. Au même moment, dans le noir sidéral, à huit cents kilomètres d’altitude, le nouveau satellite de renseignement militaire CSO 12 opérait sa révolution et braquait
son œil à très haute résolution sur la France. Un œil inquisiteur redoutable qui pouvait distinguer depuis l’espace un visage ou une plaque d’immatriculation.

Rien n’avait été laissé au hasard. Le commandement de cyberdéfense quadrillait aussi les réseaux électroniques. Un gigantesque filet invisible de brouillage et d’interception de communications s’abattait sur les cibles encore endormies.

Au fil des siècles, la France avait mobilisé maintes et maintes fois ses troupes pour mener guerres et batailles. Mais, à cet instant précis, il n’y avait aucune armée ennemie belliqueuse aux portes de la patrie. Aucun pays étranger à envahir. La menace supposée était tapie au cœur même de la nation.

Il était cinq heures trente en cette matinée de décembre et l’armée prenait le contrôle du pays.
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