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Citation de khalfoune


Brusquement la voiture partit. En quelques secondes, le village se renfrogna et les lacets se succédèrent sur la pente raide qui conduit à la vallée. Rien ne semblait effrayer Si Méziane qui allait à fond de train, coupant malgré le peu de visibilité les virages les plus tortueux. Tant bien que mal, Akli se cramponnait à la banquette râpeuse d’où s’échappaient de molles crêtes de mousse que son index, dans les moments d’anxiété, s’efforçait de rabattre sous le tergal.
— C’est la première fois que tu vas voir la mer ? lui demanda Si Méziane.
Akli fit oui de la tête, peu enclin à parler.
— Quand je suis allé en France à dix-sept ans, c’est elle qui m’a le plus manqué. Faut dire qu’à Paris, on ne craint pas de trouver la mer à moins de trois cents kilomètres à la ronde ; et à part la houle des toits… Pas vrai, Saïd ! Au fait, t’es revenu pour de bon cette fois-ci ?
— L’occasion s’est présentée pour que je travaille ici. Je l’ai saisie. Après plus de six mois d’attente, je vais enfin commencer demain.
— Un homme, pour être fort, doit être chez lui, même s’il tangue, reprit Si Méziane. Moi, j’ai tenu vingt ans à Paris, et un jour, j’ai compris que tous les talismans du monde ne pourraient me protéger de la colère de mes aïeux. Alors j’ai acheté un billet d’avion et j’ai tout plaqué. Arrivé au bercail, ma mère m’a accueilli avec des talmouses pour être resté si longtemps loin d’elle. Puis elle m’a fait promettre de ne plus m’entendre parler de mon séjour là-bas. Et c’est comme ça que j’ai renoué définitivement avec le bled.
Ils avaient dépassé la première ville au pied de la montagne et longeaient à présent un fleuve bondé d’eaux grises, au moins quatre fois plus large que la rivière.
Ici et là affleuraient des pierres toutes lisses qu’Akli comparait à des pieds d’éléphants qu’un fort débit eût sectionnés. Ils s’engagèrent ensuite sous une longue allée de platanes et redoublèrent de vitesse. Les branches défilaient en une danse hypnotique contre les vitres, puis s’éclipsaient avec de brusques torsions, semblables à des boas qu’un vent violent eût emportés dans les airs. Les troncs des platanes, tous revêtus d’une combinaison cendreuse, se déchiraient régulièrement en découvrant des bouts de peau d’un vert très fourni. Des champs de luzerne où il serait bon de courir avec Rex, pensa tristement Akli. On dirait que rouler, c’est épingler des images sur le pare-brise pour ne plus avoir à les regarder.
Ils atteignirent la gare à dix heures précises. C’était une vieille bâtisse blanche à peine plus grande que l’école communale d’Akli.
— Où sommes-nous ? demanda Larbi soudain éveillé.
— Là où on t’a embarqué pour la France, il y a plusieurs lunaisons, répondit Si Méziane goguenard.
Ils entrèrent dans un hall minuscule. Un groupe de voyageurs attendait.
— N’oublie pas ta valise, Saïd, recommanda Si Méziane en déposant le bagage par terre. Ton train ne partira qu’à dix heures trente.
Puis, se tournant vers Akli et Larbi, il continua :
— Dépêchez-vous, mes amis. Une autre course m’attend. Je vais vous conduire jusqu’à l’arrêt de bus le plus proche.
— À bientôt, dit Saïd qui n’aimait ni les longues phrases, ni les effusions démonstratives.
Et il s’en fut, l’esprit préoccupé par ce que lui réserverait son nouvel emploi.
Près du port, une odeur de poisson flottait. Des bateaux partaient en haute mer, accompagnés d’une nuée de mouettes. D’autres, au loin, trépignaient sur les labours cahotés. Sur la grève, telle la carcasse d’un animal éventré, gisait la coque d’un chalutier laminé par les roulis. Peut-être avait-il traversé toutes les mers, essuyé de furieuses tempêtes, et peut-être avait-il aujourd’hui besoin de tout son calme. Bercé par le clapotement de la digue, Akli avançait lentement.
Dès son arrivée dans cette ville, à chaque interstice entre les immeubles, il s’était attendu à plonger dans la mer, mais l’immense mur qui se refermait sans cesse l’en avait empêché. Certes, quand l’autocar avait pris de la hauteur, un bleu brumeux était apparu enfin, en pointillés entre les bâtisses. Hélas, cela n’avait pas duré. L’autocar s’était engouffré dans un dédale de ruelles bordées d’habitations hautaines. Au bout de quelques minutes, il avait freiné brutalement devant l’arrêt qui faisait face au cabinet du médecin auquel Larbi avait consenti à rendre visite. Une chance pour le vieil homme, peu disposé à marcher.
— Tu vas m’attendre là, lui avait-il dit en lui désignant l’enseigne d’un bar. C’est un ami qui le tient. Dis-lui que tu viens de ma part.
— Ce sera long, grand-père ?
— Une demi-heure, une heure tout au plus.
Et comme Akli avait hésité à pénétrer dans le bar, il lui avait rappelé sa promesse :
— Tout à l’heure, nous prendrons le bus et nous irons ensemble admirer la résidence des sirènes.
Ayant profité d’un moment d’inattention du propriétaire dont le visage, à la seule évocation du nom de son grand-père, s’était aiguisé d’une curiosité désobligeante, Akli avait délaissé le bar. L’attrait de la mer s’était révélé plus fort que tout. Il avait calculé qu’en pressant le pas, il pourrait atteindre le littoral qu’il avait évalué à une distance d’environ deux kilomètres en une vingtaine de minutes. Si la visite durait une heure comme il l’espérait, il serait de retour au bar en même temps que Larbi.
Blanches et minuscules, diluées dans l’outremer, des voiles semblaient inertes. Des chalutiers revenaient du large, chargés d’odeurs de pêche et de nuits sans sommeil. Le soleil allumait des étoiles sur des lames défaites et invitait à le rejoindre. Allongé sur le musoir, Akli écoutait le brisement de la houle s’échouer en lui.
Comme des vagues, successivement, les derniers événements lui revinrent en mémoire. Une foule d’images s’abattant en grêle sur tous les visages qui, de près ou de loi, avaient assisté à la mise à mort de son ami. Les uns après les autres, il les distingua, il lut leur avenir, il vit ce qu’ils deviendraient après le drame. Alors il souhaita la disparition totale de ce pouvoir qui était échu pour connaître seulement la méchanceté des hommes et leurs massacres. Il comprit encore mieux pourquoi Babouh avait préféré une vie sans gloire, à l’insu de tous. À quoi bon un tel don ?
Il implora la mer qui efface toute trace humaine dans son infinie fluidité ; il l’implora si fort qu’il sentit ses forces s’amoindrir, son cerveau se vider. Il eut soudain l’impression d’être comme un de ces vers de terre qui cheminent le long de la rivière, d’une nudité vulnérable, enfermé dans un corps qu’il connaissait à peine et avec lequel il aurait à vivre désormais, volontairement amputé des vibrations douloureuses de son cœur.
La mer l’avait exaucé. Il était devenu un enfant ordinaire, incapable de prédire le temps du lendemain ou la vie future des gens qui l’abordaient, un enfant regardant lucidement le monde autour de lui.
À présent, la lumière n’est plus la même. Elle a quelque chose de dilué comme si le soleil, éparpillé sur les flots, s’était recouvert d’un voile. Un ronflement profond remonte des eaux sombres. Les mains crispées sur la rambarde, Akli fixe d’un œil glacé le pelage de la mer. Un instant, il crut entendre la voix rauque et inquiète de son grand-père qui le soulevait, l’entourait de sa barbe grise semblable à de l’herbe desséchée et l’embrassait plus tendrement qu’à l’accoutumée.
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