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Citation de Muriel_Richard


L'intérieur, c'est une cuvette parfaitement ronde, avec un cercle bien tracé de poussière brune, passé à la herse et ratissé par des ratisseurs experts et enthousiastes, comme l'homme qui ratisse la seconde base au Yankee Stadium; seulement ici, c'est le Stade de Mord-la-Poussière. - Quand je prends place sur les gradins, le taureau vient d'entrer, et l'orchestre se rassoit. - Des garçons en costume fin et brodé, étroitement ajusté, attendent derrière la palissade. - Solennels qu'ils sont, au moment où un beau taureau noir au poil luisant fonce en caracolant, sortant d'un coin que je n'avais pas remarqué, et où il avait dû meugler pour appeler à l'aide; il a les narines noires et de grands yeux blancs, il va, les cornes en avant, tout poitrail, pas de ventre, des pattes fines, polies comme un dessus de poêle, qui tentent de creuser le sol, avec le poids de locomotive qui appuie sur elles - des spectateurs ricanent - le taureau galope, rapide comme l'éclair, vous voyez ses muscles bandés saillir sous sa peau parfaite de bête primée. - Le matador s'avance, attire le taureau qui charge violemment; le matador, d'un air narquois, écarte sa cape, et les cornes passent à cinquante centimètres de ses reins; avec sa cape, il fait virevolter le taureau, et s'éloigne, dédaigneux, d'un pas de grand seigneur - et puis il reste planté là, le dos tourné au taureau médusé; la bête ne charge pas, jouant son rôle à la perfection, comme dans "Blood & Sand", elle n'envoie pas valser dans les airs le Grand Señor. Puis, les hostilités reprennent. Voici le vieux cheval pirate, avec son oeillère, le CHEVALIER picador est en selle avec une pique, il fiche des pointes d'acier acérées dans l'omoplate du taureau qui réplique en essayant d'expédier le cheval dans les airs, mais le cheval est protégé par une cotte de maille (Dieu merci) - c'est la scène historique, la scène stupide; mais soudain, vous vous apercevez que le picador inflige au taureau des blessures qui vont le faire saigner interminablement. L'opération se poursuit qui a pour but d'aveugler le pauvre taureau, de le plonger dans un vertige d'inconscience; le vaillant petit homme aux dards, portant deux banderilles ornées de rubans, fonce droit sur le taureau, le taureau fonce sur lui, vlan, pas de collision, car l'homme aux dards a fiché ses dards et il a décampé, avant que vous ayez pu dire ouf (et j'ai pourtant dit ouf), parce qu'un taureau n'est pas facile à esquiver. Parfait, mais avec ces dards, maintenant, le taureau ruisselle de sang, comme le Christ de Marlowe au Ciel. - Un vieux matador surgit, il étudie les réactions du taureau en exécutant quelques passes avec sa cape; puis c'est une autre série de dards; un drapeau guerrier brille au flanc de l'animal vivant qui souffre et respire, et tout le monde est content, oui, content. - Et maintenant, le taureau charge, mais ses pattes flageolent, et le héros du jour, le matador solennel, sort pour la mise à mort, pendant que les caisses de l'orchestre grondent, sourdement; tout se tait, comme si un nuage passait sur le soleil; vous entendez la bouteille d'un ivrogne se fracasser à quinze cents mètres de là, dans la verte campagne espagnole, aromatique et cruelle - les enfants s'arrêtent, la torta à la main - le taureau reste immobile au soleil, tête baissée, haletant; il cherche à retenir sa vie, ses flancs lui battent les côtes, oui, il a les épaules hérissées de barbillons, comme saint Sébastien - le jeune matador avance à pas prudents, assez courageux, lui, il approche et invective le taureau, qui se retourne et vient en chancelant, les pattes branlantes, vers la cape rouge, le sang ruisselant de toutes parts, et l'autre l'attend dans ce cercle imaginaire, il pivote et reste suspendu, sur la pointe des pieds, sur ses jambes cagneuses. Seigneur, je ne voulais pas voir son ventre plat et lisse déchiré par une corne ! - Il fait encore onduler sa cape devant le taureau qui reste là, simplement, en songeant : "Mais enfin, pourquoi ne me laissent-ils pas tranquille ?" Et le matador approche encore. Maintenant, l'animal raidit ses pattes fatiguées pour courir, mais l'une d'elles glisse, soulevant un nuage de poussière. - Il réussit pourtant à partir, dans un dernier effort, avec un air de dignité offensée, vers son lieu de repos. - Le matador tend son épée, il appelle l'humble taureau aux yeux vitreux. - Le taureau dresse l'oreille, mais ne bouge pas. - Tout le corps du matador est raidi comme une planche qui tremble, sous le piétinement de la foule - un muscle saille sous la soie qui lui gaine la jambe - le taureau avance d'un mètre, puis se retourne, sur le sol poussiéreux; le matador se penche en avant, comme un homme qui se courbe au-dessus d'un fourneau brûlant pour prendre quelque chose de l'autre côté, et il enfonce son épée d'un mètre, à l'articulation de l'omoplate. - Le matador s'en va d'un côté, le taureau de l'autre, l'épée dans le corps jusqu'à la garde, il chancelle, il commence à courir, regarde avec une surprise humaine le ciel et le soleil, puis il émet une sorte de gargouillement. - O allez voir ça, foules ! - Il envoie quarante litres de sang dans l'air, le sang éclabousse tout à l'entour - il tombe sur les genoux, suffoquant dans son propre sang, et il vomit, il tord son cou et soudain, il s'affaisse, sa tête heurte le sol. - Il n'est pas mort, un autre imbécile se précipite pour le poignarder avec une dague effilée, dans le nerf du cou, et le taureau enfonce les flancs de son misérable mufle dans le sable, et mâche le sang qu'il a versé - Ses yeux ! Oh ses yeux ! - Les imbéciles s'extasient en ricanant devant les effets du poignard, comme s'il avait pu en être autrement. - Un attelage de chevaux hystériques est expédié, on enchaîne le taureau, et ils l'entraînent au galop; mais la chaîne se brise et le taureau glisse dans la poussière comme une mouche morte frappée par un pied inconscient. - Enlevez, enlevez-le ! - Il est parti; des yeux blancs, des yeux fixes, voilà ce que vous avez vu de lui en dernier. - Au taureau suivant ! - D'abord, les mêmes employés que tout à l'heure ramassent le sable sanglant, le jettent à pleines pelletées dans une brouette, et s'en vont en courant. Le ratisseur tranquille revient avec son outil - "Olé !" Les filles lancent des fleurs au tueur sanglé dans sa belle culotte. - Et j'ai vu comment tout le monde meurt, dans l'indifférence générale, j'ai senti quelle horreur il y a à vivre uniquement pour pouvoir mourir comme un taureau pris au piège au milieu d'un cercle d'humains hurlants.
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