AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Partemps


Jacques-Alain Miller
Dès qu’on parle, on complote

Les comploteurs font des complots et les taisent. Ceux qui les racontent, quitte à les inventer, appelons-les des "complotistes". Un complot réel, c’est de la politique ; le récit complotiste est d’un autre ordre : c’est affaire de littérature. A quoi tient sa séduction ?

La narration pure et simple de faits, quels qu’ils soient, empruntés au monde réel, comporte toujours des manques, des incohérences, des non-sens. Bref, une "zone d’ombre". C’est là que le complotiste introduit un élément qui change tout : une intention, un désir, une volonté agissante, attribuée à un Grand Autre à la fois multiforme, tentaculaire et dissimulé. Glisser cet élément dans une narration suffit pour qu’aussitôt tout s’éclaire. Le hasard est aboli. Une nécessité le remplace. Tout désormais a une cause. Tout fait sens. Le dit devient irréfutable. Il s’autovalide. La trame du récit se resserre. Il est fermé sur lui-même, comme un poème.

Le plaisir esthétique se double d’une satisfaction cognitive. Dès que l’on suppose les manigances de l’Autre, il n’est aucun fait qui ne s’explique, et l’absence de fait aussi bien. Vous objectez que les preuves manquent ? C’est qu’elles ont été soustraites. Fût-ce à coups d’interprétations délirantes, le complotiste dissipe les mystères. Il vous démontre à sa façon que le réel est rationnel. Autrement dit, il simule le savoir scientifique.

Mais il répercute en même temps les plus anciennes croyances gnostiques, celles qui font de Satan le créateur du monde. L’Autre du complot a bien des figures, il peut être incarné par tout groupe où ça parle entre soi, mais toujours il est méchant. Un complot charitable, ça n’existe que dans Balzac ("L’envers de l’histoire contemporaine"). Cela fait bien voir que nos modernes théories du complot sont comme l’envers démoniaque de la providence.

Ce qui fait le succès des complotistes, nous le voyons donc enraciné dans la littérature, dans la science, voire dans la religion. Ne faut-il pas le chercher à un niveau plus basique encore ? Chacun le sait : avant même la venue au monde d’un enfant, on s’inquiète de lui. On prépare contre lui cet attentat qui se révèle parfois si difficile à pardonner : sa naissance. Tout être parlant est issu d’un complot. Il se pourrait qu’il soit naturellement complotiste. D’ailleurs, dès qu’on parle, n’est-il pas vrai qu’on complote ?

Lacan Quotidien 909 (21 janvier 2021)
Commenter  J’apprécie          00









{* *}