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Citation de jcfvc


- Le Gaston, disait invariablement la rose en parlant de « feu son
mari », il aimait la grande musique, Quand y avait un opéra le
soir à la TSF, fallait pas moufter. Ton père et ta tante, y z-avaient
pas le droit de parler, encore moins de rire en entendant l’aut’
tenor se faire péter l’gosier en beuglant comme un veau.
Ces chanteurs, y gueulaient, comme le peillerot qui passe dans
la rue pour récolter toutes sortes de saloperies que les gens y
veulent pas, des chiffons, de la ferraille et tout le saint frusquin.

Et la mémé Rose d’imiter le dit chiffonnier traînant sa charrette
pleine d’un capharnaüm de rebus d’une société qui n’était
pas encore devenue, dans le vocabulaire journalistique
d’alors, « de consommation ». Elle se mettait à couiner
comme le « pirot », autre nom donné aux chiffonniers de
passage, pour faire bien comprendre au gamin à quel
supplice était soumise toute la famille, les soirs d’opéra :

« Rasserez vos guenats qu’vous portez pu, vos piaux d’lapins,
tout ç’qui vous embarrasse…J’y prends tout moi… »

Plus tard, après la guerre, c’est un autre plaisir culturel qu’irait
chercher son petit fils dans les loges de l’opéra la ville.
Ce ne serait pas les concerts Lamoureux qui lui feraient casser
sa tirelire pour goûter des symphonies ou concertos baroques.
Ce ne serait pas non plus les tournées Charles Barret,
ces troupes ambulantes à l’intention de provinciaux assoiffés
de culture classique, interprétant les chefs d’œuvre de Corneille
en ce haut lieu de rayonnement des beaux arts qu’était
le théâtre municipal.

Non, ce serait les baisers volés dans une loge de ce même
théâtre, pendant les conférences de Connaissance du monde,
données en direction des scolaires, auxquelles leurs profs
du cours complémentaire les conduisaient.

Ces conférences étaient sans doute passionnantes mais
elles ne lui avaient laissé que de vagues souvenirs,
occupé qu’il était avec ses copains à se carapater, dès
l’obscurité faite, vers des loges échangistes. Ils y retrouvaient
de petites grisettes aspirant à la succession de BB dans leur
cœur (et dans d’autres parties de leur anatomie aussi !),
pour de chastes baisers dans le noir.

Il ne fallait surtout pas oublier de réintégrer sa place
avant la fin du documentaire sur quelque pays éloigné, si on
voulait éviter de se faire « gauler » par le prof d’anglais,
responsable de ces sorties culturelles kolkhoziennes.
Ce garde-chiourme faisait une chasse impitoyable aux
ingrats refusant de s’instruire.

Ils refusaient en effet la main tendue de l’école
républicaine qui leur offrait pourtant si généreusement, avant
les débuts de la « Tévé », une fenêtre ouverte sur des
spaces insoupçonnés des ploucs qu’ils étaient. Cette
ouverture, ils la refusaient, à l’instar des serfs du comte
Tolstoy, déclinant son offre généreuse de monde rendu
meilleur par l’éducation des masses incultes.

La mémé Rose, elle, aussi peu « portée sur la grande
musique » que son petit fils l’était à l’époque dont on parle,
ajoutait, avec une pointe d’amertume, que son époux
se privait parfois de nourriture pour acheter les billets
des quelques rares concerts programmés au théâtre
municipal pendant la guerre.

Selon la famille, les privations supplémentaires que
le grand-père mélomane s’imposait pour satisfaire sa
passion l’avaient achevé, lui dont la santé était déjà fragilisée
par le gaz moutarde et la silicose qu’il avait respirés dans sa
jeunesse en guise d’embruns maritimes et de bon air de
campagne.

Cette mort prématurée, outre le bonheur de connaître
son petit fils, l’avait privé d’un ultime plaisir, qui l’eût peut-être
consolé un peu des souffrances endurées pendant sa chienne
de vie. Il n’avait pu assister à ce qu’il attendait avec
impatience en crachant ses poumons : l’exode des boches.

- Les voir détaler une fois de plus, les doriphores,
et cette fois définitivement, espérait-il !

Avait-il été heureux parfois lors de son existence ?
Avait-il souri ? Difficile à dire, à en juger par ce que ses
enfants et sa femme disaient de lui. Ses seuls moments
de bonheur fugace avaient peut-être été ceux où il écoutait,
tel un sphinx craint et respecté, ces opéras incompris de ses
proches.

On ne savait pas exactement où l’ancien avait chopé ce
goût pour la musique de bourgeois que personne n’appréciait
autour de lui. Peut-être en entendant les fanfares de mineurs
du Nord, où certains enfants des corons avaient appris
quelques rudiments de solfège sans avoir été plus loin faute
de pouvoir se payer un instrument.

- Me demandez pas où il avait pris ça, j’saurais pas vous y dire,
expliquait la Rose, regrettant cette passion dévorante qui lui
avait pourri la vie et les veillées autour de la cuisinière à charbon.

Ce que la mémé n’avouait pas, en revanche, le petit
fils devait l’apprendre bien plus tard de la bouche de sa
tante Suzon, demi-sœur de son père.

Elle aussi, la Rose, tout comme l’arrière grand-mère
maternelle, allait être fille-mère si Gaston, qu’elle n’avait pas
informé de son état, ne l’avait épousée en revenant des tranchées.

La tante prétendait qu’il ne s’était pas marié par amour,
mais par lassitude, épuisé peut-être qu’il était, selon elle,
de toute cette mort qui lui collait à la peau.

- Va donc savoir, lançait-elle, comme si elle n’était pas sure
elle-même de l’hypothèse qu’elle avançait, reprenant
l’expression de sa mère lorsque cette dernière renonçait à
expliquer le goût étrange de son époux pour Mozart et les autres…..

Contre toute attente, une fois la « tromperie sur la
marchandise » dévoilée inexorablement par la nature,
le grand-père avait accepté le p’tit bout d’choux que Rose
portait avant même son mariage avec lui. Il apprit plus tard
que Suzon était la petite fleur d’un amour défendu, tant chanté
dans les chansons réalistes entendues à la TSF.
Cet amour avait été consommé sans doute à la va-vite dans le
no man’s land d’un terrain vague du Nord, au pied d’un terril
en guise de val de verdure où chante une rivière cachant
les soldats morts et les amours interdites…

Elle avait probablement été troussée par un gars pressé de
cracher son fiel d’homme et de disparaître à tout jamais.
L’avait-elle rencontré dans une foire foraine sinistre,
plantée au milieu des puits de mines ?
Leur étreinte avait-elle été consommée à l’ombre des
chevalements surplombant les trous charriant leur
cargaison d’êtres humains jusqu’aux entrailles du monde ?
On ne le savait pas. Personne ne le lui avait demandé, ni même
son mari peut-être. Sa fille avait bien posé des questions,
mais n’avait obtenu aucune réponse.

Gaston avait accueilli l’enfant du bon dieu en grand
seigneur prolétaire qu’il était. Il l’avait aimée bien davantage
que la mère honteuse de la petite bâtarde conçue dans
le péché ne l’avait fait pour cette chair non désirée de sa
propre chair. La Rose, pécheresse d’un seul jour
semble-t-il, avait préféré le fils légitime qu’elle devait porter
plus tard de son « deuxième lit » avec son mari.
Elle qui avait été souillée une fois par un homme, elle avait
aimé ce fils du devoir conjugal accompli sans plaisir,
et le fils de ce fils, celui qui aimait révéler ces secrets de
famille à ses potes, dans ses causeries à l’apéro.

La rose vouait à son petit fils un amour absolu, qui
inquiétait presque l’entourage, tant il était exclusif, jaloux de
tous ceux qui approchaient le petit garçon, puis l’adolescent
ensuite. Elle le couvait et le gâtait, comme si elle
voulait se faire pardonner la tendresse qu’elle n’avait su
prodiguer à sa fille.

Ce qu’elle ne disait pas non plus, la vieille dame indigne,
c’est que la Suzon, sa petite batarde, était partie à Paris à
l’âge de seize ans, lasse qu’elle était du manque de cet
amour que ne lui montrait pas sa mère. Elle avait fait sa
vie dans la capitale, avec un p’tit parigot de Neuneu,
le Neuilly de l’époque, bien moins aristo que celui de
maintenant. Elle n’était jamais revenue à Montluçon, et
gardait à sa mère la rancune tenace qui lierait les deux
femmes jusqu’à leur mort et expliquerait l’absence de
la fille à l’enterrement de Rose.

Ce que le petit fils devait encore découvrir bien plus tard
de la bouche de sa tante Suzon, une fois qu’il avait logé
chez elle pour passer un concours de la SNCF, c’est que la
mémé Rose n’avait jamais vraiment pardonné aux
hommes le désir violent de ce premier amour.
Avait-elle été violée ? Nul ne le saura jamais. Elle avait
emporté son secret dans la tombe. Son mari et sauveur
de réputation avait payé pour la brutalité de « l’autre »,
dégustant chaque nuit une soupe à la grimace amère au sein
de l’alcôve.

La Rose avait d’ailleurs avoué une fois à sa descendance
mâle que la bagatelle n’était pas son fort. Elle s’était
confessée de son dégoût pour la chose, un jour où son
petit fils et son fils mangeaient chez elle. Elle le fit, tout en
leur préparant son incontournable steak-frites, seul
raffinement culinaire qu’elle maîtrisait et qu’elle
préparait amoureusement dans une poêle et une friteuse
d’un autre âge :

- Quand y s’tournait vers moi et qu’y commençait à
s’ébrouer, à souffler comme un bœuf,comme l’aut’,
à jouer son farfouillou dans mes gounelles, son éffougalé,
j’pouvais pu m’en dépatouiller. Je fermais les yeux en
attendant qu’ça passe.

Par « l’autre » elle désignait évidemment son
premier et unique séducteur, duquel le Gaston, son
époux légitime pourtant, devenait, selon elle, le portrait
tout « nacré » quand « y fallait qu’elle passe à la casserole..»


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