AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de jcfvc


On était en 62, c’était la fin de la guerre d’Algérie. Le boulet était pas
passé loin. On était heureux d’avoir pas crapahuté là-bas grâce au
sursis, mais il fallait désormais songer, probablement, à un début
de carrière dans d’autres djebels, plus familiers ceux-là, moins
dangereux mais presque aussi redoutés que ceux des Aurès ou de
Kabylie.
Il avait été beaucoup question de la guerre qui venait de se terminer
l’été précédant sa prise de fonction dans un village situé sur la
route de St Nicolas des Biefs. Il en avait entendu parler d’une manière
qui heurtait ses convictions anti-colonialistes. Un cafetier pied noir,
un nommé Bobby Ben Saïd, venait d’ouvrir un hôtel restaurant au
Mayet. Avec son accent étrange, qui ressemblait à ceux des rares
Algériens qu’il avait pu entendre du fond de sa province, avec sa
gestuelle « de là-bas dis », il leur peignait une Algérie pittoresque,
inhabituelle, où les « indigènes » et les européens, les juifs, des
héros positifs à la sauce couscous, étaient tous copains,
jouaient au foot et à la pétanque ensemble, avant que les intellos
parisiens ne viennent foutre la merde et convaincre les Arabes
qu’il leur fallait l’indépendance.
Il y avait des accrochages vebaux avec lui bien sûr, et les autres
monos venus de la banlieue communiste, d’où étaient originaires
également les enfants de la colo, le traitaient de raciste. Il protestait
vigoureusement, traitait à son tour ses jeunes clients de gamins
métros qui ne savaient pas de quoi ils parlaient. Il faisait remarquer
que les juifs en général, et ceux du Maghreb en particulier ne
pouvaient être racistes, qu’ils connaissaient les musulmans mieux
que les Français, qu’ils n’avaient obtenu la nationalité que
récemment, qu’on ferait mieux de la fermer.

Et pour illustrer sa démonstration, il entonnait un refrain en arabe et
passait un titre de son chanteur favori, un inconnu, un dénommé
Enrico Macias, qui hululait en crachant sans doute la harissa qui lui
brûlait la gueule pour couiner comme ça. Il miaulait qu’il avait
quitté son pays, sa maison et toute la smala d’Abdelkader…..ce qui
ne faisait pleurer personne sauf Bobby….

Les copains dans le vent attablés n’en avaient rien à foutre des Pieds
noirs. Tous les garçons étaient contents de ne pas être allés se faire
casser la gueule à cause d’eux. Et surtout, les métros rassemblés
à la terrasse voulaient du yéyé, du Elvis, ne comprenaient rien
à cette musique sirupeuse, chantée par ce qui leur semblaient être
un Tino Rossi ou Dario Moreno oriental ringard roucoulant
comme une nana constipée dans un bain turc. Le Bobby,
il appelait ça un « hammam », en prononçant à l’arabe avec un « H »
aspiré pas piqué des hannetons et les « m » du milieu très
appuyés. Le solo de guitare à la fin de la beuglante poussée
par Enrico était pas dégueu, mais y avait pas photo avec celui de
« Rock around the clock » ou de « Jailhouse rock », que l’on
entendait aussi chez Bobby, heureusement.

Les clients métros du bellâtre venus d’ailleurs auraient préféré
fréquenter un autre bar, à cause du patron et de son discours
pro OAS. Ces idées avaient déjà été balayées par le vent de l’Histoire.
On était bien trop content de la paix signée pour écouter ces paroles
de haine et de ressentiment. On venait là parce que c’était le seul
endroit où les quelques filles potables du coin venaient écouter
la musique de l’unique Juke-box du bled que Bobby, en commerçant
méditerranéen avisé, avait fait installer chez lui pour attirer les minettes
et minets. Il y avait là de mignonnes petites italiennes, filles de
Génois installés au Mayet depuis la fin de la guerre.

L’année suivante, l’été de la deuxième colo faite au Mayet et de son
accident, juste avant de commencer sa carrière à quelques kilomètres
de là, Bobby était toujours là, aux manettes de son Juke Box et de son
tiroir caisse.

Un copain nommé lui aussi non loin de là avait tenu à venir
préparer le terrain en faisant la colo pendant l’été. Lui aussi avait
fait sa philo à Clermont. Lui aussi avait été remercié pour travail
insuffisant en terminale et s’en était rentré étudier et travailler….
au pays…le reste de son âge. Mais contrairement à son ami, il ne
devait pas, plus tard, préférer l’air du large outre marin à la douceur
bourbonnaise. Il ferait toute sa carrière dans le coin.

Cette soi-disant « douceur » du terroir était plutôt ressentie
comme un langueur mortelle par celui qui ne pensait qu’à aller voir
ailleurs si l’extase s’y trouvait. Il redoutait trop l’entrée dans
l’âge adulte pour souhaiter creuser son trou quelque part dans le
coin, se caser avec une fille dont il ne savait ce qu’il pourrait bien
partager avec elle à long terme.

Le copain qui avait été convaincu de faire la colo du Mayet
avec lui singeait à la perfection le premier ministre, quand celui-ci
avait appelé les parisiens à se rassembler au Bourget pour
empêcher les paras de débarquer. Pour amuser la galerie, à la
terrasse du boui boui tenu par l’incontournable Bobby, il répondait
aux dégoulinades nostalgiques du bistrotier en haranguant
l’assemblée attablée à la terrasse. Il invitait les clients à barrer
la route aux « rapatriés » qui menaçaient d’envahir la montagne et de
submerger les épiceries locales de leurs produits exotiques.
Il prononçait son discours en ouvrant les bras en V, comme le
grand Charles, et en déclamant : « Je vous ai compris ».

Bobby devait se taire devant le succès de l’orateur, qui était
applaudi et bissé à la fin de chaque prestation, et menaçait de
répondre à la demande générale du public si le patron ne cessait pas
de confondre le Mayet de montagne avec Bab El Oued.

Celui qui avait cloué provisoirement le bec à Bobby s’était
mis à fréquenter assidûment le bar, malgré son aversion pour les
discours Algérie Française du tenancier. Il louchait sérieusement sur
une des petites italiennes qui étaient attirées par la musique yéyé et
la petite piste de danse aménagée dans un coin de la salle.
On pouvait y danser le Twist et y frotter un peu, au rythme de Only you.
Commenter  J’apprécie          10









{* *}