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Citation de jcfvc


- Tu t’intéresses déjà aux nanas, plaisantait Bavette quand le gamin en ramenait une pour la mettre dans la bourriche qui trempait dans l’eau avec la bouteille de vin. Qu’esse ça va êt’ plus tard !
Les perches arc-en-ciel, cette friture du pauvre méprisée par les as de la gaule portaient en effet ce nom dans le sabir local. Le boucher refusait net de les ramener à la maison. Cela aurait été la honte si des copains avaient vu qu’il ramenait ça à cuire. Pour lui, la « nana » c’était encore pire que le hotu, ce poisson de rivière qui figurait au panthéon de son enfer de Dante aquatique. Lorsqu’il traitait quelqu’un de Hotu, avant même de savoir à qui son père faisait référence, Côtelette pressentait déjà tout gamin que le gars en question n’était guère fréquentable.
Quand une « nana » capturée était encore en vie à la fin de la journée, le ch’tit pêcheur à la gomme insistait pour la ramener dans un bocal rempli d’eau. Si elle avait survécu au transvasement et au voyage, il essayait de la conserver, à cause peut-être des couleurs approchant - en faisant preuve d’imagination - celles des quelques spécimens exotiques qu’il avait admirés au grand aquarium du Trocadéro, lors d’un voyage chez sa tante avec la grand-mère. Mais les « nanas » plongées dans un récipient improvisé ne tenaient jamais plus d’un jour dans leur prison, et celles jetées dans le trou d’eau du jardin n’avaient jamais été aperçues flottant dans les eaux glauques du marigot.
C’était peut-être la raison pour laquelle Côtelette, ce jour-là, était pris de la nostalgie de ces temps bénis où les nanas d’eau douce se laissaient ferrer facilement. Celles que le père lui avait laissé ramener à la case avaient toujours la bonne idée de mourir dans une bassine ou de disparaître rapidement dans une parodie de mare aux canards urbaine. Elles n’avaient pas le temps de s’incruster, comme le font les poissons-chats dont on ne peut se débarrasser sans perdre sa ligne et son hameçon.
- Encore des saloperies que les ricains nous ont refilées ronchonnait le grand-père coco qui n’arrêtait pas de pester contre le plan Marshall et les poissons chats qui étaient censés avoir été introduits par les GIs.
A la réflexion et sans trop être capable de le formuler clairement, les « nanas » de ses parties de pêche devenaient comme une métaphore de petites sirènes disparues opportunément trop tôt dans sa vie pour avoir eu le temps de se métamorphoser en vraies femmes, dont il se serait lassé rapidement à l’époque.

Pour corser son viâ ou son vezon, il repensait à ces parties de pêche entre copains. Les hommes partaient seuls le matin. Les femmes les rejoignaient par le train de midi, emmenant avec elles le pique-nique. Ils mangeaient au bord de l’eau sur une nappe étalée dans l’herbe. Elles étaient belles comme tout, sa mère et ses copines, avec leur tenue encore à la mode de la guerre, comme il se les rappelait en feuilletant les vieilles photos de cette époque. Elles étaient jolies comme des coeurs, avec leurs robes à fleurs et leur coupe de cheveux typique de ce temps-là. La journée n’aurait pas été pareille sans cette présence féminine. Ça apportait de la douceur au tableau. Il se souvenait que même marmot, il était troublé par leurs jambes, leurs bras nus, leur décolleté, leurs seins qui gonflaient la robe, leurs jupons froufroutant que l’on devinait et voyait parfois lorsque le vent gonflait les jupes ou qu’elles changeaient de position sans faire gaffe.
- Baissez le capot les filles, on voit le moteur, disait Momo Béretreaux, un copain de son père, chaque fois qu’il apercevait un bout de jupon.
Les parents de Côtelette avaient l’air de s’aimer en ce temps-là. Quand il avait forcé sur le rouge, le boucher n’arrêtait pas d’embrasser sa Paulette.
Et elle, la Paulette, devant les autres, elle était un peu gênée, mais elle avait l’air contente que son homme fasse attention à elle comme ça.
- la Paulette aime la bavette bien raide chantait le Zézé Dubon, un autre copain de son père.
Le gosse ne savait pas pourquoi, mais ces plaisanteries sur les dessous féminins entre aperçus, les allusions grivoises, qui faisaient rire tout le monde, ça le mettait mal à l’aise parce qu’il sentait vaguement que l’on se moquait de ses parents, que ça rendait impure cette tendresse qui n’était, pour lui, qu’innocence. Même sa mère rigolait un peu aussi de la blague. Ce Zézé, il aimait bien déconner. Sa femme se faisait appeler Georgette, mais en fait, son vrai nom c’était Raphaëlla. Sa mère était espagnole, mais elle avait un peu honte de ses origines, alors elle avait changé pour un nom bien de chez nous. Le Zézé, pour la faire enrager, des fois, il l’appelait par son nom espingouin, il chantait un petit air sur des paroles qu’il avait inventées : « Raphaella bella, c’est la Carmencita de la rue Emile Zola. » Ça ne la faisait pas vraiment rire, mais elle n’était pas fâchée non plus. Elle haussait juste un peu les épaules et rigolait avec les autres quand ils reprenaient l’air en chœur…
Il se souvenait de ces instants comme de gouttelettes de petit bonheur sans chichis, d’après la guerre, celui des petites gens, qui avaient besoin de souffler un peu, de prendre du bon temps, avant que ça recommence, que les autres, là-haut, mais aussi ceux de leur bord, qui veulent tout chambouler d’un seul coup, se remettent à vouloir foutre la merde de partout, à les priver du peu de jeunesse que la guerre leur avait laissée. Ça pourrait aller mieux, c’est sûr, mais ça allait quand même moins mal qu’avant. Il y en avait, pas des riches, qui commençaient à s’acheter des side-cars, même des voitures, des télévisions, qui faisaient construire à Montluçon, qui s’achetaient des petites baraques à retaper à la campagne. Ça n’allait pas si mal…
Ils n’allaient pas tout casser pour gagner des clopinettes, quelques miettes de plus que les bourgeois voudraient bien leur laisser. Ils voulaient juste, disaient-ils, en profiter un peu avant d’être des croulants, faire semblant d’être jeunes comme avant la venue des frisés, boire un petit coup de trop, rigoler entre amis, danser entre eux dans les petits bals au bord de l’eau, avec les enfants qui s’amusaient tout autour, qui demandaient à rentrer pour dormir. Tout ça au son d’une musique déjà presque dépassée, moins entraînante que celle des américains, une zizique qui allait les envahir, déferler dans les salles des fêtes et les parquets salons, changer les bals de campagne en corridas pour blousons noirs gominés qui dansaient tout seuls en se trémoussant comme des singes, avec les filles à côté d’eux.
En repensant à ces conversations qu’il avait entendues dans son enfance, il comprenait ce que cette génération avait dû ressentir, même si son empathie était teintée d’une pointe de désapprobation. Lui qui voulait tout casser, lui auquel la lecture de Bazin avait inculqué un peu de sa haine des familles, il se prenait à absoudre, sans l’excuser, ce fatalisme de vieux et cette méfiance envers les grands bonds en avant qui risquaient de les emporter encore une fois dans le maelstrom de l’histoire.

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