Quand j’étais dans mon pensionnat au fin fond des Ardennes, quand les démons de la puberté commencèrent à me mordiller de partout comme un banc de piranhas, je passais des heures à la bibliothèque, les yeux plongés dans des encyclopédies à contempler des reproductions de sculptures, de tableaux. La Renaissance, ah ! la Renaissance – quoi de plus heureux que ce mot ? – et puis le Baroque me montrèrent le corps des femmes, le corps des hommes, le corps triomphant, l’exaltation des corps, rien d’autre. Sous l’œil soupçonneux du surveillant général, le front soucieux, le prépuce en nage, je m’ébahissais devant les œuvres du Bernin, tout particulièrement devant Le rapt de Perséphone dont l’érotisme fulgurant me dévasta comme un séisme intérieur, un déluge hormonal.
(pages 155 – 156)
Arrivé au bout de la promenade, je la perdis. Elle s’était évanouie dans le lacis des ruelles. Elle m’avait échappé. J’ignorais encore qu’elle m’échapperait toujours. Mais n’est-ce pas en ce qu’il nous échappe que nous aimons l’autre le plus passionnément ? Ne dit-on pas de l’amour qu’il est aveugle quand tout ce qui devrait le démentir est précisément ce qui le garantit ?
(page 147)
Carpe diem, comme on dit. Je me défie des grandes idées, je leur préfère un bon verre de rouge qui les dissipe. Croyez-moi, un philosophe qui a bu deux verres devient un poète.
(page 68)
Qui a dit que la spiritualité devait être nécessairement austère, n’avoir pas de saveur ? En réalité, le vin liturgique est au choix de l’officiant. Du temps de mon ministère, j’avais opté pour un Corbières de l’abbaye de Lagrasse. Le Sauternes et le Monbazillac sont aussi fort courants. Autrefois, les orthodoxes avaient recours au Cahors. Imaginez quelle bonne affaire pour le Lot que d’avoir eu à approvisionner toutes les communautés de l’Église d’Orient ! Malheureusement, la révolution russe passa par là, les Pères furent contraints de se fournir en Crimée. Les Protestants, à ce que l’on dit, pencheraient pour le Porto. À Lourdes, c’est le Madiran. Quant au Pape, il aurait un faible pour le Muscadet.
(page 41)
Lorsque j’explore mes plus intimes tréfonds, il ne me revient de ce moment que la voix chevrotante d’une vieille nonne m’enjoignant de poser les lèvres sur ce front glacé de ma mère, et l’indicible répugnance avec laquelle j’avais obéi à cet ordre.
(page 11)
Je ne sais rien de plus beau que la transparence d’une étoffe qui se pommèle sur un sein, qu’une chevelure qui court ainsi que du feu sur un dos nu, que deux jambes croisées qui disparaissent sous une jupe. Je les ai tenues, pendues à moi, enlacées ainsi que des vignes sauvages, j’ai mordu à leurs beaux fruits, j’ai bu à leur rivière, chacune fut une aventure, un Nouveau Monde, un matin, une promesse de vie.
(page 12)
Le temps passe, on se cramponne, on s’accroche tels des tiques au nez d’un cheval. Il faut être vieux pour mesurer la valeur d’un printemps, ce printemps qui émoustille les vieillards, qui fait naître sur leurs lèvres flétries des sourires d’enfant, des sourires, des rêves que l’argent autorise.
(page 113)
Au début de l’hiver, notre oncle nous infligea les services d’une gouvernante, une Brugeoise acariâtre aux rides cruelles, à l’œil torve, une galette sèche, une vacharde, grenouille de bénitier, vêtue d’un deuil éternel. Sous sa férule, il nous fallut aller à la messe quatre fois par semaine, déballer dans l’ombre d’un confessionnal des péchés illusoires, apprendre par cœur les actes de foi, d’espérance, de charité, de contrition, joindre les mains, remercier le Seigneur d’avoir à subir au quotidien sa triste pitance.
(pages 57-58)
Il s’est passé comme un trou noir qui m’avala tout entier, une soudaine cécité de l’âme. Dieu m’a abandonné, je me suis mis à le détester, à le vomir dans d’atroces nausées, à ne plus souffrir approcher ses autels, à dédaigner son Église. Oui, Dieu m’a abandonné à moi-même. J’en devins le plus malheureux des hommes.
(pages 29-30)
Ah, ne dites pas cela ! On est toujours le premier à souffrir, on est toujours le premier à aimer, à mourir. Il n'est pas d'objectivité qui puisse mesurer combien nous avons haï, désiré, vécu ou souffert.