Ce projet de traduction n’était simple qu’en théorie ; il représentait dans les faits plusieurs centaines d’heures de travail en un laps de temps très court. Pons calcula qu’il lui faudrait deux mois de labeur, de patience et d’audace pour que son œuvre fût proportionnelle à ce qu’avait exigé des Grecs la construction du superbe cheval de Troie. Mais le sacrifice était de bonne guerre puisque le gain stratégique pouvait s’avérer inestimable. Il avait d’emblée été séduit par l’ironie de son choix. La convergence du sujet romanesque et de son propre subterfuge échapperait à l’œil vigilant de tout observateur. Au moment voulu, le déploiement de son propre cheval contre un ennemi dépourvu de méfiance lui procurerait un avantage équivalent à celui obtenu par les Grecs aux dépens des Troyens.
Il écarta l’idée de soumettre le manuscrit à une personne de son entourage ; de véritables amis, il n’en comptait aucun, et il était hors de question que Barbara fût mise au courant. Par ailleurs, requérir un tel service de la part d’un collègue risquait d’éveiller les soupçons sur ses absences. Sachant que la trahison se nourrit essentiellement de la complicité qui en est la cause, il préférait ne rien devoir à personne.
L’efficience des méthodes de travail et la qualité du service à la clientèle n’avaient jamais été pour lui des valeurs prépondérantes dans l’exécution des tâches. Il imputait à la traîtrise de ses représentants syndicaux d’avoir été sacrifié dans le cadre d’un programme de réduction des effectifs, même si ce délestage au nom de l’intérêt commun lui valut une certaine compensation. Il reconnaissait n’avoir jamais été un rouage indispensable au bon fonctionnement de la société, et c’est sans doute ce manque d’empressement à servir qui lui avait nui ultérieurement lors d’entrevues d’emploi.