Il n’est jamais trop tôt ni trop tard pour philosopher, expliquait Épicure, car il n’est jamais ni trop tôt ni trop tard pour être heureux1. Est-ce si sûr, pourtant ? Qu’il ne soit jamais trop tôt ou trop tard pour être heureux, on peut l’admettre. Mais pour philosopher ? Si la philosophie,
selon la définition qu’en donnait le même auteur, se fait par « des discours et des raisonnements »2, elle ne saurait commencer vraiment avant l’acquisition du langage et le développement, qui va avec, de la raison. Ni se poursuivre, hélas, quand raison et langage se délitent. Ce n’est plus mon sujet : ce livre porte sur les enfants, non sur la vieillesse pathologique ; sur l’émergence de la réflexivité, non sur son enlisement. Il n’en est que
plus important. Parce qu’il nous confronte à ce que Jocelyne Beguery appelle « une tâche impossible », laquelle ne cesse pas pour cela – si on la mène « dans la conscience continue de cette impossibilité » – d’être utile et attrayante.
Philosopher dans une crèche ? Ce peut être le fait, d’ailleurs souhaitable, des adultes qui y travaillent. Mais des enfants, non. Ils n’ont ni les mots ni les concepts qu’il faudrait pour cela. Qu’en est-il alors à l’école primaire ? Les enfants parlent, réfléchissent, raisonnent…
Pourquoi ne pourraient-ils faire de la philosophie ? Les professionnels connaissent la
réponse, qui donne tort à Épicure ou relativise la portée de sa définition : parce que la philosophie n’est pas seulement cette pratique discursive et rationnelle (laquelle peut exister
à l’état spontané ou naïf) qu’évoquait le philosophe hellénistique ; elle est aussi un travail, une étude, une discipline, qui passent nécessairement par la lecture – le plus souvent austère et difficile – des grands philosophes du passé. Jocelyne Beguery a raison de le souligner d’entrée de jeu : dans les classes de l’école primaire, « il ne peut évidemment être question
d’un enseignement de la philosophie », au sens technique du terme. Nos lycéens, en terminale,
ont déjà bien du mal à suivre la pensée – nécessairement et légitimement abstraite.