AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Wyoming


Voici déjà un moment que dans les bois, loin du soleil, dans les creux et ravins où le sol est d'ordinaire humide, la terre a noirci et qu'elle est devenue froide et dure. Les mousses épaisses se raidissent sous les ombres, et des petits cristaux de glace parsèment leur surface velue.
L'eau a baissé dans les flaques des sentiers. Sur les hautes pistes des crêtes, les petites fondrières sont cerclées d'un filet de glace transparent, parfois couvert d'échardes blanches lorsqu'un animal de passage y a laissé sa trace. Un anneau de glace alourdi de feuilles entoure une flaque d'eau laissée par la rivière qui coule en contrebas.
Les eaux se glacent. Des hauts-fonds plantés de roseaux jusqu'au centre des flaques au bord de la route: de la glace noire, claire et dure, avec des bulles blanches. Des plaques de glace opaque qui se brisent facilement sous le pied. Les derniers canards qui hantaient le centre de ces bassins tant qu'il y avait de l'eau ont disparu. Des mottes d'herbe rêche s'y dressent, profondément enracinées, jetant leur ombre sur la glace du soir.
A présent que le gel s'installe, je songe à la rivière. C'est le moment de se promener sur les barres de sable et les îlots tant que la neige y est encore éparse. On est fin octobre, il y a longtemps que les petits cours d'eau de cette grande rivière aux multiples affluents ont cessé de couler, laissant derrière eux des flaques qui ont gelé. Plus loin, derrière la grande île boisée, il reste un bras de rivière qui charrie l'eau. Le son de cette eau, quoique lointain, est puissant, il parcourt cette terre sèche saupoudrée de neige. Un son profond, étouffé, comme si la rivière avait un glaçon dans la gorge.
Un après-midi, je descends le sentier escarpé qui mène à la rive. Je franchis des barres de sable et de glace poussiéreuse pour accéder à la grande île, je longe des piles de bois flottant blanchi par le froid, je passe entre des saules et des aulnes qui m'arrivent à la taille, et j'accède enfin à la rive caillouteuse, semée de neige, où coule l'eau profonde. Je chemine un temps sur la rive couverte de glace où je reste à contempler l'eau. Un petit vent parcourt la grande rivière et les barres gelées, il sent l'hiver.
Libérées de la boue charriée durant l'été, les eaux sont claires dans les hauts-fonds, d'un bleu profond, inouï, au milieu du courant. La glace chevauche l'eau en monceaux qui se bousculent, sombrent dans les rapides en aval et viennent racler les pierres du fond. C'est ici, où le courant ralentit en s'élargissant, que l'eau se fait plus lourde et plus lente sous la glace, toujours plus de glace.
Appelons cela une bouillie de glace, ou une galette de glace. Elle se forme de nuit et pendant les jours de froid, dans l'eau traînante des remous et des hauts-fonds: une gadoue froide qui prend forme, se fait pesante. Dérivant et tourbillonnant dans le courant principal et charriée en aval.
A présent, sur cette eau lourde, de grandes platées de glace arrivent, elles se brisent et se reforment, dérivant au long du courant ralenti: des beignets de glace hirsutes, des fragments carrés ou oblongs aux bords déchiquetés par les chocs de virage en collision, des îlots de glace parmi des lacs d'eau bleu sombre. Poussés tous ensemble vers la rive par le courant, ils raclent la glace de la berge avec un long "shsss" lorsqu'ils y adhèrent avant de reprendre leur chemin. Et avec chaque contact abrupt, un peu de cette gadoue glaciale adhère au bord extérieur de la rive gelée. La glace conquiert du terrain par strates, par crêtes blanchies, elle s'épaissit avec chaque nuit de gel, avec chaque petite vague qui déferle sur elle.
En scrutant les hauts-fonds, je vois se former la glace du fond, une masse spongieuse, informe, gluante qui recouvre les grosses pierres rondes peu éloignées de la surface: la rivière gèle aussi de bas en haut. De temps à autre, un noyau de glace, à force d'absorber l'eau, se détache pour remonter à la surface, ballotté par le courant. C'est une glace sale, grise et chargée de sable, de petites pierres et de débris végétaux.
A hauteur des rapides, eau et glace gagnent de la vitesse et font entendre un fracas rude et vaguement menaçant. Dans les jours à venir, à mesure que le froid augmentera et que le jour s'exilera, la glace flottante se fera plus dure et plus épaisse, ce fracas se changera en un grincement et un crissement plus agressifs. A présent, dans le courant lent qui passe sous mes yeux, j'entends surtout ce "shsss" continu, bouillonnement sonore qui recouvre un son plus ténu, comme de nombreux petits verres se heurtant les uns aux autres.
Commenter  J’apprécie          70





Ont apprécié cette citation (5)voir plus




{* *}