Ici, en Haute-Ardèche, comme dans les régions les plus pauvres de la Lozère, de la Corse, de l'Italie, de l'Espagne, ou de la Grèce où la mouche est reine, le microbe florissant, et le soleil d'une parfaite immoralité, la crasse et la pagaille sont plutôt le reflet d'une certaine candeur...Mais il faut savoir déchiffrer ce désordre, qui n'est que très peu du laisser-aller. Sur ces montagnes où la nature n'est pas toujours aimable, où il faut se battre à mains nues contre le froid, le vent, la glace, les bourrasques, où il faut affronter 365 jours par an le mystère du monde, la vacuité du temps, la solitude de l'âme, où la forêt est là, toute proche, avec ses arbres emmitouflés de brume ou molletonnés de neige, et la boue devant la porte et les nuages qui défilent à toute vitesse, et tout ce qui donne aux gens de la ville le frisson, il est indispensable d'être bien intégré, c'est-à-dire, d'une certaine manière, innocent....
J'examine l'intérieur de mon logis qui se compose de deux grandes pièces et d'une vaste cuisine. C'est même bizarre, car la porte au bout du vestibule est seule à se situer face à la grille du cimetière.
On ne peut pas dire que le paysage soit réjouissant.
Simple question d'habitude et j'y suis depuis des ans. De là, je peux voir les nombreux caveaux des familles riches et importantes des trois bourgs. Les ifs se dressent majestueux. Les croix dépassent au-dessus des arbres, comme les colonnes garnies d'angelots joufflus. Les dalles de marbre luisent sous la pluie. Les fleurs que j'aperçois baissent la tête sous la bourrasque. Les allées sont boueuses car depuis ce matin il pleut. Le vent fait se balancer les branches des saules pleureurs. Le ciel d'un gris uni et le brouillard s'élève du torrent tout près, marque ses contours capricieux.
A neuf heures, Bernard arrive en boitillant.
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- Il y a des choses incompréhensibles, Marcel. Tu prétends que les ancêtres inventaient des histoires afin d'apeurer les jeunes.
N'empêche que dans tout ça, il y a du vrai.
Seulement, on feint de n'y plus croire. Le modernisme, c'est joli, mais les morts à la conscience tourmentée reviennent parmi nous. Cette lueur que tu as vue, ces cris entendus sont certainement réels. Nous n'avons rien à nous reprocher, hein ? Alors ce n'est pas après nous qu'il en ont, mais à leurs proches,. Ma nourrice qui demeurait près de la frontière allemande, m'a souvent raconté que des ombres sortaient la nuit du cimetière en face de chez elle. Je n'ai guère eu le temps de constater si cela était véridique, l'Assistance m'a enlevé et placé des treize ans. Je n'ai même pas pu revoir la brave femme avant sa mort.
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De longue date, ils sont accoutumés à empoigner leur vie comme on empoigne le taureau par les cornes. Trois ou quatre millénaires de terre plus ou moins hargneuse à fouir, de sentiers à ouvrir de la plante du pied et de la pointe du sabot. De chemins creux à ravauder, de murs à remonter, de puits à creuser, de seigle à moissonner, de farine à pétrir, de pain à cuire, de morts à enfouir, de bêtes à traire dans l'alcali des étables...et la formidable solitude du monde à apprivoiser avec les moyens du bord, c'est cette longue traversée des siècles qui a taillé leurs têtes dans le buis massif.