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Citation de Charybde2


Marco de Rodez contemple son reflet dans le miroir de l’armoire. En faisant claquer sa langue, il imite le son des sabots dans la zone déserte – comme un appel dont il n’a eu qu’à suivre l’écho. Dans la nuit claire, les empreintes encore fraîches l’ont conduit jusqu’au vieil Antonin. Il se souvient avoir passé la nuit sur le causse, assis avec lui sur ce monticule, au milieu d’une doline envahie par la boue. Les retrouvailles avec la bergerie troglodytique, son corps gelé, ce village mexicain, sa résurrection en guérillero et Guadalupe, de tout cela, les raisons lui importent peu. Cette nuit, il est devenu un guérillero voyageur :
– Caballeros, déclare-t-il à son propre reflet, vivez en rêvant et rêvez en vivant !
Face au miroir, la jungle lui bat dans les tempes. Tout un vacarme d’insectes et de cris d’animaux emplit son corps. Un phénix végétal vient de naître dans ses entrailles. Il le sent grandir et respirer sous sa peau. Il jurerait que les mailles de laine noire du passe-montagne sont en train de s’imprimer dans sa chair, de se nouer entre elles, plus vivantes que des racines.
Il se regarde mourir au monde et songe à quel point la vie de Marco Jublovski a été insignifiante. Les événements qui ont marqué son existence défilent à présent devant lui, aussi dérisoires qu’une série de vieilles photographies. Tous ses souvenirs s’agglomèrent avant de disparaître dans un sifflement. Les colères de roquet qui le torturaient depuis des mois, toutes les passions tristes qui l’empêchaient d’agir s’évaporent, révélant un champ énergétique puissant. La digne rage vient enfin de poser ses lèvres noires sur les siennes. Elle lui a livré un secret : celui des chemins qui mènent aux légendes et aux chimères. Les larmes coulent sous son masque. Ce ne sont ni des larmes de nostalgie ni des larmes de joie, pense-t-il, mais des larmes pures. Dorénavant, il sera cet être sans visage, résolument engagé sur les sentiers de l’impossible.
Un silence peuplé de fantômes lui tombe dessus. Il observe son reflet dans le miroir et frissonne sous sa cagoule : la masse noire s’est mise à frétiller, comme si sa tête se changeait peu à peu en un monticule de terre grasse grouillant de vers.
– Oui ! proclame soudain une voix lointaine en lui. Le voici, el mundo : d’absurdes contorsions derrière un miroir. Une erreur de percepción, une histoire de muertos.
– Le vieil Antonin a dit : mourir au monde, répond Marco en se bouchant les oreilles. Non pas mort, deux fois vivant !
Cette soirée du jour de l’An représentait bien plus qu’une simple date. Une porte s’est ouverte. Le Chiapas s’est posé un court instant sur le Larzac. Marcos a dû rapporter aux siens et au monde les paroles du vieil Antonio, c’était au tour de Marco d’entendre celles du vieil Antonin. Ces rêves qui l’assaillaient depuis des moins n’étaient qu’un entraînement avant d’emprunter le sentier qui le mènerait à la place du marché de San Juan Chamula. Grâce au vieil Antonin, il est parvenu à creuser un trou de taupe, un tunnel entre deux réalités. À force de gratter la surface de ce côté du miroir, il s’est découvert une nouvelle peau : celle des sans-visage, des sans-nom et des non-nés. C’était donc à ce sacrifice qu’il se préparait. Le songe l’a peu à peu ramené à la vie, lui qui traînait son existence de fantôme.
– C’est une renaissance, poursuit-il sans quitter son reflet des yeux.
Il se dirige vers la fenêtre, l’ouvre puis contemple la zone industrielle et commerciale. Derrière les entrepôts et magasins, toute la tristesse du monde semble tapie, prête à bondir. Il prend une grande inspiration et hurle :
– Ya basta !
L’écho au loin lui rend plusieurs fois son cri. En réponse, le Grand Rodez s’auréole d’un halo de lumière fade. Marco pose son regard sur ces immenses parkings, ces cubes de tôle, ces micro-espaces de verdure qu’il s’apprête à reconquérir. Dans la journée il réunira les siens puis leur rapportera les paroles du vieil Antonin. Enfin, il suivra les conseils de celui qui l’a conduit « de la mort à la naissance » et veillera à ouvrir grand ses oreilles.
L’horloge du salon sonne les douze coups de midi. Il n’arrivera pas à dormir. L’air vicié de la chambre s’échappe par la fenêtre. Dehors la fraîcheur l’appelle. La zone sent les cactus, les agaves et les ahuehuetes ; au loin, il entend le concert des casseroles dans les cantinas. Il décide alors de nouer deux draps pour en faire une corde. Il les accroche solidement au rebord de la fenêtre puis descend en rappel – désormais il se promet de toujours sortir de sa chambre de cette manière : como un guerillero.
Lorsque son pied se pose sur la terre ferme, il respire enfin. Le volcan Popocatépetl ronronne dans sa poitrine.
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