Atelier n°44 - Karel Kosik "Praxis et totalité" dans "La Dialectique du concret"
Le principe méthodologique de l'analyse dialectique de la réalité sociale est le point de vue de la totalité concrète. Cela signifie avant tout que chaque phénomène peut-être saisi comme élément d'un tout. Un phénomène sociale est un fait historique dans la mesure où il est examiné comme élément d'un tout déterminé, de sorte qu'il remplit une double tâche grâce à quoi seulement il devient vraiment un fait historique : d'une part se définir soi-même ; d'autre part, définir l'ensemble, en étant à la fois producteur et produit, à la fois déterminant et déterminé, à la fois révélateur et déchiffrement de lui-même, en apportant sa signification propre en même temps que celle d'autre chose.
Cette liaison réciproque et cette médiation de la partie et de la totalité signifient en même temps : les faits isolés sont des abstractions dissociées artificiellement de la totalité; ils n'acquièrent vérité et concréité qu'en étant insérés dans leur véritable ensemble. De même, l'ensemble dont les éléments composants ne sont pas différenciés ni déterminés ne serait qu'abstraction creuse.
La dialectique vise la « chose elle-même ». Mais celle-ci ne se manifeste pas directement à l’homme . Pour la saisir, il lui faut accomplir un effort et même un détour. C’est pourquoi la pensée dialectique distingue entre représentation et concept de la chose, et n’y voit pas seulement deux formes ou degré de la connaissance, mais encore et surtout deux qualités de la praxis humaine.
En opposition au monde du pseudo-concret, le monde de la réalité concrétise la vérité, celle-ci n'étant ni donnée ni déterminée à l'avance comme une copie achevée et invariable, qui se trouverait dans la conscience humaine. C'est au contraire un monde où la vérité devient.
L’homme n’est pas réduit à une abstraction par la théorie, mais par la réalité elle-même. L’économie est un système et un déterminisme de rapports qui transforment sans cesse l’individu en « homme économique ». Dès que l’homme pénètre dans le règne économique, il se transforme. Dès qu’il noue des rapports économiques, il est impliqué – indépendamment de sa volonté et de sa conscience – dans un ensemble de connexions et de lois déterminées, où il accomplit ses fonctions d’homo œconomicus. L’économie est en conséquence une sphère, dont la tendance est de changer l’homme en un être économique, car elle l’attire dans un mécanisme objectif, qui se soumet l’homme et se l’assimile.
Il existe une différence fondamentale entre ceux qui considèrent la réalité comme totalité concrète, c'est à dire comme un ensemble structuré en évolution et en création, et ceux qui affirment que la connaissance humaine, peut atteindre, ou non, la totalité des aspects et des faits, c'est à dire l'ensemble des propriétés, choses, rapports et procès de la réalité. Dans ce dernier cas, la réalité est conçue en tant que somme de tous les faits. Comme la connaissance humaine ne peut jamais en principe embrasser tous les faits, ne serait-ce que parce qu'on peut toujours leur ajouter des faits et aspects nouveaux, on qualifie de mystique la thèse de la concréité ou de la totalité. En fait, totalité ne signifie aucunement somme de tous les faits. Elle signifie réalité comme ensemble structuré et dialectique dans lequel - ou à partir duquel - des faits quels qu'ils soient (groupe ou ensemble de faits) peuvent être compris rationnellement. Rassembler tous les faits n'est pas encore connaître la réalité, et tous les faits (réunis) ne constituent pas encore la totalité.
Les faits permettent une compréhension de la réalité, s'ils sont conçus comme faits d'une totalité dialectique, comme des parties structurant la totalité, et non comme des atomes immuables, indivisibles et irréductibles.
La réalité sociale n’est pas considéré comme totalité concrète si, au sein de cette totalité, l’homme est perçu uniquement ou essentiellement comme objet, et qu’en conséquence on ne reconnaît pas, dans la praxis historico-objective de l’humanité, l’importance fondamentale de l’homme comme sujet.
Nous avons montré que, si l’on sépare radicalement le quotidien du changement et de l’histoire, on en vient d‘une part à mystifier l’histoire, limitée à celle des grands de ce monde, d’autre part à vider le quotidien de tout contenu, à banaliser et à sanctifier la vie de tous les jours. Le quotidien séparé de l’histoire est vidé de son contenu et réduit à une immutabilité absurde, tandis que l’histoire détachée du quotidien se transforme en un colosse absurdement impuissant, qui fait irruption comme une catastrophe dans le quotidien sans réussir cependant à le changer, à en éliminer la banalité et à lui procurer un contenu.
Au fur et à mesure de sa progression, la connaissance dialectique de la réalité fait évoluer les concepts, car elle n'est pas systématisation de concepts qui procède par sommation et repose sur une base immuable et découverte une fois pour toute. (...). La compréhension dialectique de la réalité n'implique pas seulement que les parties et l'ensemble se trouvent en un rapport d’interaction et de connexion interne, mais encore que l'on ne peut pétrifier la réalité en une abstraction planant au-dessus des parties, car ce n'est que par l’interaction des parties que s'élabore la totalité.
La mystification et la fausse conscience des hommes par rapport aux événements du présent ou du passé font partie intégrante de l’histoire. C’est altérer l’histoire que de considérer la fausse conscience comme un phénomène secondaire ou contingent, voire de l’éliminer comme mensonge ou erreur sans rapport avec l’histoire.
Ce n'est pas l'homme qui a le "souci" mais le souci qui possède l'homme.