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Citation de Cielvariable


Après vingt-deux tampons « Chili » et « Argentine » sur mon passeport, la Bolivie m’ouvre sa frontière gratuitement. Tout de suite, la beauté des Boliviennes me subjugue, comme un retour à la tradition après ce Chili si américanisé. De grandes tresses noires nouées par un ruban se prolongent jusqu’aux fesses, des couches de jupes multicolores tourbillonnent au
vent, un teint brûlé reflète le soleil et les ans, un bébé sur le dos attaché d'un tissu bariolé dort en écoutant le monde, un chapeau rond complète le portrait au sourire chaleureux. Mais l’autre facette s’affiche aussi dès la frontière : des mères font la manche avec leurs petits dans les bras, des enfants marchant à peine quémandent, des hommes au visage amaigri
semblent désoeuvré par la vie… C'est impressionnant comme une ligne tracée sur une carte change la population. Plus de couleurs, plus de misère.
La descente sur La Paz s’avère grandiose en ce coucher de soleil. La Paz, La Paix, la capitale la plus haute du monde, s'étale dans une cuvette allant de 3600 mètres à 4100 mètres. Au centre trônent les buildings et les quartiers riches. Sur tous les flancs boueux et instables survivent les pauvres.
En Bolivie, l’Afrique et le Chili me rattrapent simultanément. Comme dans Dakar, je me mêle aux bus multicolores, aux taxis hurlant leur destination, les rues sont braillardes d’enseignes, bruyantes de voitures, de klaxons, les trottoirs sont bondés à toute heure de gens habillés à l'occidentale comme en habits traditionnels, des petits marchands de tout et
de rien hantent les ruelles. Je déguste dans la rue des festins de pommes de terre farcies, empanadas, purée de maïs sucrée tenue au chaud dans sa feuille, jus de fruit pressé devant moi, beignets, api (breuvage sucré, mi-soupe, mi-boisson à base de maïs). Je découvre les écrivains publics, assis sur une chaise, une table avec une machine à écrire devant eux.
L’hygiène, comme en Afrique, s’écrit autrement que dans mon éducation : des gens sans gêne s'arrêtent n’importe où et ils urinent, soulevant leur amas de jupes pour les femmes, ouvrant simplement leur braguette pour les hommes.
Comme au Chili, cireur de chaussures est un métier à part entière, à la différence qu’ici les hommes sont totalement encagoulés pour se protéger du cirage dont ils soignent les chaussures des passants. Même mes sandales attirent les propositions des cireurs. Souvent, cette tâche est exercée par de très jeunes enfants qui entre deux clients échangent des
passes de foot… instants d’enfance volés au temps, volés au travail.
Depuis sept mois que je pédale de par le monde, j'ai rencontré beaucoup d'enfants, de toutes les couleurs, de tous les milieux, tous plus beaux et attachants les uns que les autres. En Bolivie, je leur porte un regard particulier, peut-être parce qu’ils sont nombreux à être délaissés dans les rues. Je mesure toutes les disparités entre les enfants qui travaillent toute la journée, en cirant, en chantant dans les bus, en extrayant des minerais et ceux qui
sont scolarisés. Les enfants vivant en haillons et pieds nus à cinq mille mètres d’altitude côtoient ceux qui portent l’uniforme et la cravate de leur école. Les enfants léchant les emballages de sandwich trouvés dans des poubelles regardent les yeux éteints ceux qui avalent des gâteaux à la crème multicolore.
Et face à tous ces gens vivant à même le trottoir, je ne sais comment me comporter… ignorer, sourire, parler… ? Une vieille dame, peut-être plus usée par le travail et le soleil que par les années, pleure. Son regard se plonge dans le mien et ses larmes surgissent dans mes yeux. J’ai mal. Sommes-nous de la même espèce ? Moi et mon appareil-photos, moi et mes
habits, moi et ma dignité. Elle assise à terre, le regard inondé, les vêtements en chiffon.
Que lui offre la planète ? Elle m’a offert toutes ses beautés. Elle ne lui donne qu’un bout de bitume et de l’eau à faire jaillir de ses yeux. Ai-je honte de mes privilèges ? J’ai honte qu’elle n’en ait pas. Ses larmes coulent de mes yeux mais rien ne change. Elles sont des centaines ainsi dans les rues de Bolivie ; elles font partie du décor. Comme cette autre femme, handicapée des jambes. Depuis plusieurs jours que je suis par intermittence à La Paz, je la vois au même endroit, dans la même position. Aujourd’hui, au lieu d’être assise, elle
est couchée. Son visage semble collé au bitume. Est-elle morte ainsi à terre ? Je ne sais pas.
Je la regarde, j’ai envie d’agir, de la bouger, de la prendre dans mes bras. Mais comme tout le monde je passe à côté et je ne la touche même pas, je ne lui parle pas. Oui peut-être est-elle morte, là, dans l’indifférence générale d’un trottoir passant.
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