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Citation de Charybde2


Pourquoi écrire aujourd’hui ce dictionnaire ? Parce que j’aurais trop parlé durant plus de quarante ans ? Qu’il serait temps de coucher sur papier toutes les voiles que j’ai connues, ces organes de propulsion ? Il y a une différence majeure entre l’artillerie des mots que l’on prononce au moment d’un départ, pendant une course et au moment d’une arrivée, fût-elle victorieuse, et se lancer dans un long travail de conservateur de sa propre mémoire à la manière d’un moine copiste, puisque cette recension m’aura pris un peu plus de deux ans et demi. J’ai lu un jour une phrase d’un auteur américain, dont j’ai oublié le nom, qui disait qu’il était impossible d’être à la fois un bon artiste et un artiste capable de raconter intelligemment son travail. Cette phrase nous amène tous à nous interroger dans nos activités. Cela vaut pour les tailleurs de pierre, les architectes, les artisans, les boulangers, les patrons de PME et, j’imagine, pour les auteurs. Assurément, elle vaut aussi pour les coureurs au large, sachant que j’ai côtoyé ceux qui ne racontent rien, ceux qui n’ont rien à raconter, ceux qui racontent trop et fort heureusement, ceux qui racontent bien.
En tout cas, j’y ai mis ces mots durcis par l’expérience, et qui m’ont aidé à mettre en perspective ce petit village mondial du large que j’ai vu se transformer durant plus de quarante ans. C’est ce que j’ai tenté de donner, tout au long de ces 544 pages, au moment où ma carrière de coureur au large – en restant marin et compétiteur – serait en train tout doucement de se dénouer.
À la vérité, pas complètement, puisque je continue à naviguer et à régater sur toutes sortes de navires, là où le vent me mène et me ramène. À 60 ans, je me suis dit que le temps était venu de réduire quelque peu mes ardeurs hauturières, comme un médecin de campagne le périmètre de ses tournées.
Je suis rentré dans ce cénacle des coureurs au large en 1979. J’ai traversé l’Atlantique 50 fois, couru 4 éditions de la solitaire du Figaro, dont la dernière fois en 2019 ; tourné 4 fois autour du monde, triomphé 3 fois de la Transat anglaise, disputé 3 Coupes de l’America et en ai perdu 1 avec les Suisses d’Alinghi, remporté la Route du Rhum à 54 ans, un âge où les skippers solitaires de ma génération ont souvent raccroché les bottes.
Puis, en 2019, au départ d’une traversée du Pacifique, la Transpac, entre Long Beach et Honolulu, ma dernière compétition offshore, j’ai eu le sentiment confus que j’étais en train de remettre, comme le ferait un ambassadeur, mes lettres de créance au grand large. Cette impression fut en quelque sorte confirmée à l’arrivée, qui fut joyeuse pour l’équipage, mais d’une joie rentrée pour moi. Était-ce là ma dernière affectation ? La fatigue morale l’avait-elle emporté ? Pouvait-on parler d’un déplaisir momentané ? Peut-être que la bête était moins solide ? Que les jointures craquaient un peu ? Tout cela était-il à mettre sur le compte d’un enthousiasme émoussé ? Ou alors d’une fièvre moins forte pour le large ? Un peu tout cela, à la vérité. Il y a quelques mois, un journaliste de Tip & Shaft, lettre spécialisée et hebdomadaire consacrée à la compétition, est allé droit au cœur de la question : « Comment vous sentez-vous ? » Ma réponse longuement mûrie fut de me décrire comme un planeur qui descend paisiblement mais inexorablement vers le sol, reprenant parfois de l’altitude au hasard de quelques courants ascendants que sont ces jolis moments de partage maritime, ne cherchant pas à atterrir à tout prix, mais ne luttant pas pour l’éviter. Pour le moment, le train d’atterrissage n’est pas sorti.
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