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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
Louise
Louise appuie sur la tranche du vieux livre de cuisine que sa mère lui a transmis il y a quelques années, par souci de tradition, pour craqueler la reliure déjà fragilisée et la maintenir en place, tandis qu'elle s'efforce de suivre les étapes de la recette. Ce dimanche, elle a enfilé son tablier bleu, celui qu’elle ne porte que lorsqu'elle s'attelle à de grands repas et qu’elle accueille des invités. Elle trouve que cela fait plus chaleureux, que cela correspond à l’image de la bonne cuisinière qu'elle s'est toujours faite, mais qu'elle ne respecte jamais, parce qu’elle n'a pas le temps, le soir, en rentrant du travail, et parce que sa cuisine quotidienne repose sur la simplicité. Mais ce dimanche-là est différent. Elle reçoit, et cela change tout. Elle n’accueille pas n'importe qui, elle a toujours réservé le repas dominical à sa famille, et, à partir de maintenant, elle veut instaurer une nouvelle tradition, celle qu’elle aurait voulu voir émerger lorsqu'elle avait l'âge d'Anne, et peut-être même avant.
Elle a invité sa mère et sa fille à déjeuner. Un repas de fête à trois. Une ouverture vers un conciliabule féminin.

Ce n’est pas grand-chose, mais même dans ces cas-là, ses habitudes épicuriennes demeurent. La simplicité prône sur tout le reste. Peut-être aussi parce qu'elle n'est pas faite pour davantage d'élaboration et de complexité. Elle a toujours évité les obstacles, les omettant pour nier leur existence. Bien sûr, il y a une difficulté qu'elle n'a jamais pu éviter, jamais pu oublier. Mais le frisson qui la saisit la recentre sur sa tâche principale: elle doit couper ses carottes en rondelles pour son bœuf bourguignon.
Louise aime bien les tâches mécaniques, automatiques celles qu'on répète et pour lesquelles seule une concentration minime est requise. Au son brut, régulier et tranchant du couteau sur la planche à découper, ses pensées et ses souvenirs s’égarent. Il est tôt, elle s'y est prise en avance. Elle se veut toujours ponctuelle, toujours droite, toujours digne, fiable. Un roc sur lequel on peut compter, un point d'ancrage entre les générations. Sans qu’elle s’en rende véritablement compte, c'est en partie la raison pour laquelle elle s’est réveillée aux aurores et a déjà commencé à s’activer dans la cuisine. Louise a parfois l'impression d’être le ciment de la relation entre sa mère et sa fille, bien qu’elle n'ait jamais été invitée à leurs retrouvailles secrètes. Auprès d'elles, Louise est double, à la fois mère et fille, seuil de transition entre les générations auxquelles Paula et Anne appartiennent. Parfois, elle n’arrive à discerner qu'un sentiment de filiation, d'appartenance, une convention, un respect mutuel, dans la relation qu’entretiennent les deux femmes. Et parfois, quand cela leur échappe en sa présence, elle voit aussi émerger entre elles un amour indescriptible et omniprésent qu’elle n'arrive pas véritablement à décrire. C’est simplement un mélange de tout ce qu'elle parvient à nommer. Quelque chose de flou, mais qui existe néanmoins, bien que les autres ne s'en aperçoivent pas toujours. Alors, c’est le rôle qu’elle a décidé de se donner, celui de tisonnier. Louise veut leur montrer qu’il y a plus entre elles que la relation qu’elles ont toujours entretenue, cette relation qui va vers l’avant, de l’une vers l’autre, sans pour autant les lier de façon visible. Une grand-mère avec sa petite-fille. Et elle qui se retrouve au milieu, impliquée et invitée sans l'être véritablement.

Et puis, un jour, l’idée lui est venue. Pour qu'on sente sa présence, elle sera l'arbitre. Chaque dimanche, elle les réunira, réinventera la solennité et la sacralité de ce jour pour le féminiser et le familiariser. Louise unifiera sa fille et sa mère, parce que, si elle est à part, si elle n'a jamais véritablement compris les pensées muettes et distantes de sa mère, ni les questionnements et craintes silencieuses, opaques, de sa fille, elle sent, elle sait que toutes deux se ressemblent et se sont toujours répondu. Elle l’a toujours su au fond d'elle-même: elle est l’intermédiaire entre deux générations qui partagent et traversent les mêmes considérations et interrogations. Voilà la raison de la distance, du partage qu’elle sent en elle.

Soudain, elle pousse un léger cri de surprise et de douleur au moment où le couteau dérape sur son doigt. La sensation d’une goutte de sang chaud coulant sur sa peau sèche achève de la tirer hors de ses pensées. Elle soupire, repose l'outil et le légume sur la planche à découper, et rince la plaie dans l’évier, avant de se diriger vers la salle de bains pour y trouver un pansement.

Louise traverse les pièces silencieuses. La maison est vide. Anne n'y vit plus depuis déjà deux ans, elle est partie faire ses études et entamer sa vie d’adulte ailleurs.

Elle ne lui en veut pas, elle ne le peut pas, c'est dans l’ordre des choses. Elle-même en rêvait à son âge. Mais elle lui manque; indubitablement. Elle sait qu'elle ne devrait pas penser cela, que cela apparaît comme particulièrement animal, et égoïste aussi, quelque chose de sauvage, de félin, mais elle a l’impression que, sans sa fille, un trou béant s’est creusé dans sa poitrine, qu'une partie de ses entrailles lui manque, là où elle s'est préparée à sa venue avec angoisse et impatience pendant neuf mois. Mais peut-être que cette part de néant qui sommeille en elle existait déjà avant Anne. Elle l'avait déjà perdue avant son arrivée. En avait été privée, volée avant même qu'elle ne naisse.

Son mari est absent, lui aussi. Volatilisé. Comme elle le lui a demandé, à vrai dire. Elle ne veut pas de présence masculine chez elle aujourd’hui. Même si c’est aussi un peu chez lui et qu’il pourrait légitimement vouloir retrouver sa fille, le dimanche ne lui appartient plus. Elle l’a fait sien, leur, désormais, à elle et au trio féminin familial qu’elle cherche à construire. Plus qu’une succession de sauts entre générations, c’est un ensemble cyclique et complémentaire qu'elle veut constituer.

Louise monte les marches en bois de son escalier en frôlant la rampe du bout des doigts. Elle a l’impression d'y sentir la présence de sa fille quand elle avait sept ans. Elle était alors d’une espièglerie sans fin. Elle s’accrochait la rampe et y glissait comme sur un toboggan, sous les yeux affolés de sa mère qui étaient, avec sa respiration, les seules traces physiques de l'inquiétude qu’elle der se devait de garder en elle, dans le creux de son ventre, pour ne pas la brimer, pour la laisser vivre loin de ses bras protecteurs et sans doute étouffants — ils l'avaient été pendant un temps, elle en avait conscience, même si elle avait encore du mal à l'admettre -, tandis que son père se contentait de regarder sa fille en riant. Il disait sans cesse à Louise qu’elle faisait simplement comme tous les autres enfants, que c'était tant mieux, très bien, même, mais cela ne suffisait pas à calmer son anxiété latente. Et pourtant, maintenant que le poids qui la compressait s'est envolé, elle y repense avec le sourire, s'inquiète pour d'autres choses. Le monde avance, celui des autres et celui qui la concerne, et elle évolue avec lui.

Louise ouvre la porte blanche de la pièce d’eau et note mentalement qu'il faudrait la repeindre, elle s'écaille par endroits et se gondole un peu avec l'humidité. La liste de choses à faire s'allonge et les journées lui paraissent toujours trop courtes et trop pleines. Elle les remplit toujours trop rapidement. Peut-être que la retraite lui fera du bien. Mais elle ne veut pas y penser. Elle ne veut pas se sentir vieille trop vite, tomber dans la crise de la cinquantaine qui semble être un phénomène inéluctable, une étape à laquelle on échappe difficilement.

Elle se dirige vers l'armoire à pharmacie dont le contenant a bien évolué depuis qu'Anne a grandi. Le nécessaire est toujours là, mais les sirops d'enfant à la fraise, l’Advil et le Doliprane ont disparu, comme les pansements colorés que les enfants des voisins enviaient quand ils venaient jouer ici avec Anne, et qu’elle leur donnait sans mesure, juste pour voir leurs sourires. Elle opte pour un pansement beige, simple, efficace. Encore ce diptyque qui rythme sa vie. Il le faut bien. C'est principalement ainsi qu'elle s'est forgée, pour tenter de se protéger. Elle rince à nouveau son doigt, qui a continué de saigner pendant Le trajet, avant de défaire les protections et d’enrouler le pansement autour. Sans perdre plus de temps, Louise reprend le chemin de la cuisine.
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