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Citation de Partemps


1/ Cette construction en trompe-l’œil, où le rêve se fait passer pour la réalité diégétique du film, est particulièrement présente dans la production américaine contemporaine, friande de jeux « postmodernes » sur les limites du réel. Nous nous intéresserons à trois cas en particulier : Total Recall (Paul Verhoeven, 1990), Matrix (Andy et Larry Wachowski, 1999), et Vanilla Sky (Cameron Crowe, 2001).

5D’un point de vue narratologique, comment le rêve est-il ici masqué et travesti en réalité ?

Total Recall repose sur une ellipse : l’endormissement de Quaid (Arnold Schwarzenegger) n’est pas clairement montré. La suite du film peut ainsi signifier la révélation d’un (réel) complot ou au contraire être lue comme le rêve promis par Rekall, société spécialisée dans l’implantation de souvenirs artificiels. Cette ambiguïté est maintenue jusqu’au dénouement, le Happy End qui clôt l’aventure sur Mars et son fondu au blanc renvoyant tout aussi bien à la lobotomisation du personnage dans la réalité.

Dans Matrix, les choses sont plus simples : le film prend appui sur un début in medias res. Le personnage principal Neo (Keanu Reeves) est appelé à « se réveiller » et à découvrir que ce qu’il croyait être la réalité n’est qu’un rêve organisé et interpersonnel : le grand endormissement-asservissement de l’humanité par les machines précède le début du film1.

Vanilla Sky repose sur un narrateur non fiable (unreliable narrator)2. En effet, le film est le récit fait par David (Tom Cruise) depuis sa cellule de prison alors qu’il rêve encore. La fin de Vanilla Sky apprendra au spectateur que tous les événements depuis un certain matin n’étaient que le rêve géré par la société L. E. (Life Extension) tandis que le corps de David était en état d’hibernation, cryogénisé. Pour cacher sa source et sa nature, le rêve procède de plus à une sorte de « raccord », au sens où son début ne coïncide pas avec l’endormissement, mais le précède de manière donc à le recouvrir et l’effacer.

6Suivant le moment où le réveil intervient, on discernera donc trois cas :

Le rêve est incertain : dans Total Recall, l’hypothèse est formulée à l’intérieur du rêve mais n’est pas vérifiable puisque, si réveil il y a, il est rejeté après la fin du film.

Le rêve est certain : Matrix est l’histoire d’un réveil-ce qui d’ailleurs s’exprime dans le fait que le renversement des apparences se situe au début du film, contrairement à nos deux autres exemples.

Le rêve est probable : il est dans Vanilla Sky l’explication « rationnelle » qui rend compte de manière cohérente de tous les événements, là où, dans Total Recall, les deux hypothèses restaient concurrentes. Même si on n’assiste pas au réveil, il est la conclusion apparente du film3.

7Il n’échappera à personne que, dans les trois films mentionnés, le terme de rêve ne peut être pris que dans un sens large puisqu’il est à chaque fois soumis à une hypothèse science-fictionnelle : celui d’un état léthargique artificiel et commandé, dont le contenu onirique est lui-même plus ou moins programmé (par la société Rekall, par la Matrice ou par la société Life Extension). Cette programmation et ses dysfonctionnements recouvrent la dichotomie entre réalisme et onirisme, l’illusion réaliste et les sensations du rêve ou du cauchemar.

8Le propre du trompe-l’œil onirique consiste à circuler de l’objectif au subjectif-de la réalité diégétique au rêve du personnage-en se passant de tout code de différenciation et même en effaçant tout ce qui serait susceptible de fonctionner comme un marqueur de changement de régime ontologique. Il s’agira par exemple de l’usage de fondus enchaînés ou d’un passage du noir et blanc à la couleur (comme dans Le Magicien d’Oz). Cela recouvre ce que François Jost entend par l’expression d’« opérateur de modélisation4 ».

9Cependant ce procédé de trompe-l’œil n’est pas nouveau et on y reconnaîtra aisément un ancêtre fameux : La Femme au portrait (The Woman in the Window, 1944) de Fritz Lang. Le film de Lang est composé pour l’essentiel d’un rêve qui n’est pas signalé comme tel : ce n’est qu’à la fin du film, lorsque nous voyons le personnage se réveiller, que nous comprenons qu’aucune de ses péripéties tragiques ne s’était réellement passée.

10D’aucuns pourraient objecter que, contrairement au phénomène que nous tentons de cerner, le film de Lang recourt justement à un code spécifique pour marquer le passage de la réalité diégétique au rêve puisqu’il utilise un fondu enchaîné. Voici rapidement la description de cette scène charnière de La Femme au portrait. Le professeur Wanley (Edward G. Robinson) pose son verre sur la table à côté de son fauteuil et un fondu-enchaîné nous montre en gros plan une pendule. Plan suivant : le garçon du club vient réveiller le professeur. À la fin du film, le spectateur découvrira que tout ce qui était advenu à partir de ce fondu-enchaîné, la rencontre avec la femme au portrait (Joan Bennett) et surtout le meurtre qui s’ensuit, n’étaient que le rêve de Wanley. Entre les deux, rien ne s’était « réellement » passé.

11Dissipons l’ambiguïté : dans le film de Lang, le passage de la réalité au rêve se fait lors d’un fondu-enchaîné, mais non par un fondu-enchaîné. Celui-ci n’intervient pas comme code du passage au rêve mais pour signifier une ellipse temporelle (le temps qui passe) : ce n’est que rétrospectivement que le spectateur sera amené à réinterpréter son sens. Mais dans un premier temps, le spectateur interprète le fondu enchaîné comme le signalement d’une ellipse, neutre du point de vue de la modalité du récit. Bref, l’évidence d’un code cache ici l’éventualité d’un autre de ses usages, et le passage au rêve, quant à lui, n’est pas signalé en tant que tel.

12Or le rêve de La Femme au portrait frappe par son refus de l’onirisme. Pour citer Reynold Humphries, « c’est Luc Moullet qui a mis le doigt sur le noud du problème : “La fin du film réside dans l’aspect naturel, anodin, réaliste des détails montrés. […] C’est l’absence de tout élément inquiétant qui inquiète le spectateur, la nature de l’action devant normalement inquiéter.5” » C’est en cela que, toujours d’après Humphries, Lang s’opposait à la doxa réaliste hollywoodienne puisque, selon celle-ci, mettre en scène un rêve impliquerait d’en afficher les traits oniriques pertinents. Nous importe ici ce paradoxe apparent : l’onirisme résulte de l’exigence réaliste hollywoodienne.

13Dans La Femme au portrait, l’étrangeté n’est donc pas là où on l’attend et la poétique du rêve s’efface devant les effets de signification. Le film figure le travail du rêve : loin de naître ex nihilo, le rêve se greffe sur les éléments du réel (la femme au portrait, les employés du club qui deviennent les personnages de l’intrigue policière, la discussion sur le désir avec les collègues etc.). L’hypothèse freudienne du travail du rêve est employée ici dans son ambiguïté : en recyclant le matériau de l’état de veille en scénario rêvé, elle assure une continuité diégétique entre rêve et réalité alors même que ce recyclage peut également être le signe du rêve.

14Une fois la clef découverte, il est aisé d’interpréter les péripéties du film en termes de lutte entre le Ça et le Surmoi : le rêve du personnage révèle son désir (rencontrer Joan Bennett) et lui permet de le vivre tout en mettant en scène les mécanismes de censure qui s’expriment dans l’inéluctable châtiment (l’enquête policière, le suicide).

15En ce sens, le film de Lang serait clairement du côté de la rhétorique du rêve et son dénouement l’explicitation de la leçon qu’il porte.

Onirisme et nouvelles images : le rêve comme expérience
16À l’inverse de La Femme au portrait, Total Recall, Matrix et Vanilla Sky semblent explorer au profit d’une esthétique contemporaine les possibilités paradoxales du rêve et ainsi proposer, parfois à grand renfort numérique, des images nouvelles : paradoxes spatio-temporels, torsion de l’espace cinématographique, prolifération des doubles et dissolution de l’identité du sujet-personnage. Ces films proposeraient donc des figurations du rêve qui le constituent davantage en une expérience onirique tournée vers les sensations du rêve, du réveil et du cauchemar qu’en une quelconque leçon d’éthique.

17Dans chaque cas, on retrouve un jeu sur la figure du double. Cependant je m’attacherai à ce qui m’a semblé le plus spécifique à chaque film : Dans Total Recall, le rêve se signale par l’usage du cliché. Étant construit sur le modèle du fantasme et notamment du rêve diurne, le rêve du film appelle des situations à la fois fortes et convenues. Cet aspect se manifeste surtout dans les scènes d’actions ou d’amour, et il atteint son apogée avec la dernière image du film qui confine à la parodie de Happy End, le couple héroïque s’embrassant sur fond d’aube nouvelle martienne.

18Matrix use pour sa part du bullet-time, seule véritable figure de l’hétérogénéité entre le monde réel et le monde de la Matrice.

19L’illusion de Matrix est globale, radicale et universelle : ce que nous nommons « réalité » n’est pas le réel. Le paradoxe, c’est que le monde du rêve est la réalité du spectateur. Le « bullet-time » est nommé ainsi en raison de la scène qui l’illustre et où Neo parvient à éviter les balles de son adversaire en ayant une perception « irréelle » du temps. Il s’agissait pour les réalisateurs de Matrix d’arriver à un effet d’ultra-ralenti qui permettrait à la caméra de tourner autour de son objet, donnant ainsi le sentiment d’un déplacement sans durée, propre à signifier une spatialité artificielle. La solution pour parvenir à ce type d’images fut trouvée par John Gaeta : elle consiste à placer une centaine d’appareils photos le long d’un axe qui mime la trajectoire d’une caméra. Chaque appareil enregistre le sujet au même moment selon un axe différent. L’ensemble est analysé et reconstitué par un ordinateur de façon à produire l’illusion d’un mouvement de caméra.
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