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Citation de Partemps


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La solution pour parvenir à ce type d’images fut trouvée par John Gaeta : elle consiste à placer une centaine d’appareils photos le long d’un axe qui mime la trajectoire d’une caméra. Chaque appareil enregistre le sujet au même moment selon un axe différent. L’ensemble est analysé et reconstitué par un ordinateur de façon à produire l’illusion d’un mouvement de caméra. En un mot, cela ressemble à une séquence filmée alors qu’il s’agit de centaines de photos ou d’images fixes reconstituées. Le bullet-time se rapproche donc à la fois du ralenti onirique et de l’univers de la bande-dessinée, plus précisément des comics américains, dont il s’agissait de rendre un des effets.

20Dans Vanilla Sky, le travail du rêve opère sur le mode de l’assimilation inconsciente d’une culture populaire. À la fin du film, plusieurs moments du rêve sont repris et comparés à différents référents culturels (un album de Bob Dylan, Cary Grant, Jules et Jim.). La culture y devient comme un inconscient collectif, un réservoir d’images (Bob Dylan n’est plus ici de la musique mais une pochette de disque, soit du packaging). À ce jeu de références, s’ajoute l’image trompe-l’œil de la fin, si métonymique du film qu’elle en deviendra l’affiche : expression d’un monde trop beau et trop lisse pour être vrai, elle juxtapose un ciel immobile et le vent dans les cheveux de Tom Cruise.

21En résumé, ces trois types d’images établissent un rapport entre onirisme et culture populaire : onirisme comme cliché, comme image héritée des comics, et comme pop culture. Or cela n’est pas sans rapport avec le fait que ces films présentent une articulation différente au désir.

6 C’est d’ailleurs ce qu’explique le personnage du traître qui préfère une viande saignante illusoire (...)
22Chez Lang, en effet, on a vu que le désir était rêvé pour être condamné et finalement « éliminé » de la vie. Au contraire, ici le désir est rêvé pour être vécu : c’est une évidence dans Total Recall et dans Vanilla Sky qui sont construits sur le modèle du rêve diurne, mais cela se manifeste également dans Matrix, la Matrice étant censée remplacer avantageusement la vie réelle pour que les humains ne se rebellent pas6.

23Or ce changement du statut du désir a des implications par rapport au sujet-personnage, au spectateur et au statut de l’image filmique.

24En faisant du rêve une expérience proposée au désir du personnage, ces films dessinent une logique de l’effacement par opposition à une logique de l’accumulation dans la construction de l’intrigue et du personnage même. C’est ce que je me permettrai de nommer ici « l’effet Dallas », suite au problème qui se posa aux scénaristes de cette série en 1986 et à la solution qu’ils lui donnèrent. Cette année-là, l’acteur Patrick Duffy voulut reprendre le rôle de Bobby qu’il avait abandonné une saison auparavant. Or son personnage avait été éliminé, c’est-à-dire tué dans un accident de voiture. La solution pour laquelle les scénaristes optèrent fut confondante de simplicité : en se levant un beau matin, sa veuve, Pamela, découvrait son défunt mari dans la salle de bain et par conséquent comprenait qu’elle avait rêvé ce décès ainsi que tous les événements de la huitième saison. La neuvième saison effaça la précédente et commença à la fin de la septième. Nous avons donc affaire ici à un effet de trompe-l’œil onirique construit a posteriori. Mais ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas tant la grossièreté proprement rocambolesque du procédé que le fait qu’il soit lié à la temporalité propre des séries TV et surtout légitimé au nom d’un principe de plaisir qui est celui du spectateur (le retour de l’acteur favori).

25Car c’est quelque chose de semblable, me semble-t-il, qui se produit dans nos trois films. Le rêve est une expérience, mais d’abord une expérience pour le spectateur qui se voit par-là promettre comme un supplément émotionnel : un scénario plus plaisant et qui va souvent de pair avec l’avènement d’un héros, si ce n’est d’un messie. Parallèlement, le personnage se dissout, s’effaçant dans la seconde « réalité » qui lui est à chaque fois proposée. Aux personnages sans mémoire des séries TV, répond la facilité avec laquelle les héros adoptent leur nouvelle vie, ne semblant garder ni traces ni même nostalgie de l’ancienne. Ce motif de l’amnésie et la facilité des personnages à passer d’une vie à une autre sont frappants dans les trois films : Schwarzenegger trace un trait sur femme et amis pour devenir un héros ; Keanu Reeves laisse sans regret derrière lui un passé indéfini, comme s’il avait toujours été un individu seul dans la foule, presque une abstraction ; et Tom Cruise ne pleure guère son amour perdu quand il apprend qu’elle n’était plus qu’un rêve. Tous sont impatients de goûter leur nouvelle vie et bien prompts à effacer l’ancienne, au point qu’on pourrait penser qu’ils n’ont jamais cru eux-mêmes à cette dernière tant ils semblent n’en avoir aucun regret.

Résurgence de la rhétorique : le cinéma contemporain est-il sceptique ?
26Mais c’est aussi pourquoi la rhétorique n’est pas exclue de ces trois films. La jouissance des images que permet l’hypothèse du rêve s’accompagne là encore d’un discours et d’un effet de sens : à force de penser le rêve comme réalité, c’est le réel qui bien sûr finit par s’offrir comme un songe. Derrière ces jeux baroques se dessinerait donc une longue tradition de pensée : l’expérience du rêve comme argument sceptique. Rien ne permet de distinguer le rêve de la réalité si ce n’est le réveil lui-même : ce n’est donc jamais que rétrospectivement qu’on peut s’assurer qu’on rêvait et a contrario on ne peut donc jamais être sûr d’avoir affaire à la réalité. Dans l’histoire de la pensée, le rêve est donc un des arguments mobilisés pour mettre en doute la réalité des objets, voire du monde extérieur : il est utilisé depuis les sceptiques antiques comme Sextus Empiricus jusqu’à Descartes qui radicalisera cet argument par l’hypothèse du Malin Génie.

7 Soit dans le texte : «we can’t snap you out of your fantasy».
27Or il s’agit là de discours qui sont explicitement tenus dans nos films : Dans Total Recall, l’hypothèse du rêve est formulée aux deux tiers du film par un personnage secondaire, le « Docteur » Edgemar (Roy Brocksmith) qui rend visite à Quaid pour lui révéler que rien n’est réel : il suit seulement le programme promis par Rekall, mais, à la suite d’un dysfonctionnement-sorte d’« embolie onirique »-il vit une hallucination paranoïaque qu’il invente au fur et à mesure. La difficulté étant qu’on ne peut sortir quelqu’un de force de son fantasme7, Quaid doit décider de l’intérieur de son rêve de le quitter et avaler une pilule rouge, symbole de son désir de revenir à la réalité, s’il ne veut pas être lobotomisé à son réveil. Cette alternative, en apparence indécidable, sera résolue par Quaid d’une manière dont nous verrons qu’il y a à redire : voyant une goutte de sueur perler du front de son interlocuteur, il en conclut qu’il est bien réel et que cette hypothèse du rêve n’est qu’un piège.

28Soulignons d’ores et déjà qu’il y a deux différences majeures avec le film de Lang. Premièrement, il n’y a pas de scène de réveil et le statut de ce qui est vu pourrait ainsi demeurer dans l’ambiguïté. Secondement, la scène clef qui formule l’hypothèse du rêve se résout justement dans l’affirmation contraire : Quaid tire sur le Dr Edgemar et le film continue sur sa lancée, niant qu’il ne puisse être qu’un rêve. Or ceci est essentiel, non pas tant parce que le film maintiendrait l’ambiguïté par rapport au dénouement explicite de La Femme au portrait, que parce que cela exprime une dimension totalement absente du film de Lang, à savoir que le sujet du film serait cette indiscernabilité même du rêve et de la réalité.

8 « Have you ever had a dream, Neo, that you were so sure was real ? What if you were unable to wake (...)
9 Par exemple During Elie, dans « Matrix » machine philosophique, Paris, Ellipses, 2003, p. 15 sqq.
29De même, dans Matrix, Morpheus inscrit explicitement le film des frères Wachowski dans cette tradition sceptique en demandant à Neo s’il n’a « jamais fait ces rêves qui ont l’air plus vrais que la réalité ? » Et d’ajouter : « si tu étais incapable de sortir d’un de ces rêves, comment ferais-tu la différence entre le rêve et la réalité8 ? » On comprend dès lors que le film ait nourri les rapprochements philosophiques, notamment avec la formulation contemporaine de l’hypothèse sceptique dite des « cerveaux dans une cuve » du philosophe Hilary Putnam9.

30Enfin, dans Vanilla Sky, la première entrevue avec le « support technique » de Life Extension s’articule également autour de la question posée à Tom Cruise de savoir s’il est possible de « faire la différence entre le rêve et la réalité », cette interrogation prenant un tour rhétorique.
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