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Citation de enkidu_


Dis-moi, frère, pourquoi les faranjis [occidentaux] se préoccupent-ils si peu de Dieu?

– C’est une longue histoire, lui dis-je, et cela ne peut pas s'expliquer en quelques mots. Tout ce que je peux te dire maintenant est que le monde des faranjis est devenu le monde du Dajjal, le Brillant, le Trompeur. As-tu déjà entendu parler de la prédiction de notre saint Prophète, selon laquelle, dans les derniers temps, la plupart des habitants du monde suivront le Dajjal, croyant qu'il est Dieu? »

Alors qu'il me regarde d'un air interrogateur, j'expose, avec l'approbation visible du cheikh Ibn Bulayhid, la prophétie relative à l'apparition de cet être apocalyptique, le Dajjal, qui sera borgne, mais doué de pouvoirs mystérieux à lui concédés par Dieu. II entendra de ses oreilles ce qui se dit aux coins les plus éloignés de la terre et verra de son œil unique des choses se produisant a des distances infinies ; il volera autour de la terre en quelques jours, amassera des trésors d’or et d'argent qu'il fera soudainement surgir du sol, fera tomber la pluie et croitre les plantes à son commandement, tuera et ramènera à la vie, de telle sorte que tous ceux dont la foi est faible croiront qu'il est Dieu Lui-même et se prosterneront devant lui en adoration. Mais ceux dont la foi est forte liront ce qui est écrit sur son front en lettres de feu : Négateur de Dieu, et ils sauront ainsi qu'il n'est qu'une imposture destinée a mettre a l'épreuve la foi de l’homme.

Mon ami le bédouin me regarde avec de grands yeux et murmure :

« Je cherche refuge en Dieu. »

Je me tourne vers Ibn Bulayhid :

« Cette parabole, ô cheikh, n'est-elle pas une description adéquate de la civilisation technique moderne? Elle est ‘’borgne’’, ce qui signifie qu'elle ne voit qu'un aspect de la vie, le progrès matériel, et ignore son aspect spirituel. A l'aide de ses merveilles mécaniques, elle rend l'homme capable de voir et d'entendre bien au-delà de sa capacité naturelle et de couvrir des distances illimitées à des vitesses inconcevables. Ses moyens scientifiques peuvent ‘’faire tomber la pluie et croitre les plantes‘’, de même qu'ils découvrent des trésors insoupçonnés sous la surface du sol. Sa médecine rend la vie a ceux qui paraissent condamnés a mort, alors que ses guerres avec leurs horreurs scientifiques détruisent la vie. Et son développement matériel est si puissant et si éblouissant que ceux dont la foi est faible se mettent à croire qu'il y a une divinité en elle. Mais ceux qui ont gardé la conscience de leur Créateur reconnaissent clairement que l'adoration du Dajjal équivaut à la négation de Dieu…

– Tu as raison, ô Muhammad, tu as raison ! s'écrie Ibn Bulayhid, me tapotant le genou avec excitation. II ne m'était jamais venu à l’esprit de considérer sous cette lumière la prophétie relative au Dajjal ; mais tu as raison ! Au lieu de comprendre que le progrès de l'homme et l'avancement de la science sont des effets de la bonté de notre Seigneur, des gens en nombre croissant se mettent à penser, dans leur folie, qu'ils sont des buts en eux-mêmes et sont dignes d'être adorés. »

Certes, me dis-je à moi-même, l’homme occidental s’adonne véritablement à l'adoration du Dajjal. II a depuis longtemps perdu toute innocence, toute intégration intérieure avec la nature. La vie lui est devenue une énigme. II est sceptique et donc isolé de son frère et solitaire à l'intérieur de lui-même. Afin de ne pas périr dans cette solitude, il doit s'efforcer de dominer la vie par des moyens extérieurs. Le fait d'être en vie ne lui donne plus de sécurité intérieure : il doit constamment lutter pour celle-ci, avec un effort renouvelé à chaque instant. Comme il a perdu toute orientation métaphysique et est bien résolu à s'en passer, il doit continuellement s'inventer des alliés mécaniques ; de là procède la poussée furieuse et désespérée de sa technique. Chaque jour il invente de nouvelles machines et donne à chacune d’elles quelque chose de son âme, de manière qu'elles luttent avec lui pour son existence. C'est assurément ce qu'elles font, mais en même temps elles lui suscitent de nouveaux besoins, de nouveaux dangers, de nouvelles craintes, avec une soif toujours inassouvie d'alliés nouveaux et encore artificiels. Son âme se perd dans l’engrenage toujours plus hardi, plus fantastique et plus puissant de la machine créatrice. Et la machine perd son véritable objectif – qui était de protéger et d'enrichir la vie humaine – pour évoluer jusqu’à être une sorte de divinité, un dévorant Moloch d'acier. Les prêtres et prédicateurs de cette divinité insatiable ne semblent pas se rendre compte que la rapidité du progrès technique moderne n’est pas seulement le résultat d'une croissance positive de la connaissance, mais aussi d'un désespoir spirituel, et que les grandes réalisations matérielles à la lumière desquelles l’homme occidental proclame sa volonté de parvenir à la maîtrise de la nature sont, au fond, d'un caractère défensif : derrière leurs façades brillantes se cache la crainte de l'Inconnu.

La civilisation occidentale n'a pas été capable d'établir un équilibre harmonieux entre les besoins corporels et sociaux de l'homme et ses exigences spirituelles. Elle a abandonné son ancienne éthique religieuse sans être capable de produire par elle-même aucun autre système moral, même théorique, qui la ramènerait à la raison. Malgré tous ses progrès dans le domaine de l’éducation, elle n'a pas pu surmonter la stupide disposition de l’homme à la proie des slogans, si absurdes soient-ils, que les démagogues croient devoir inventer. Elle a porté la technique de l'« organisation » au niveau d'un art, et néanmoins les nations de l'Occident démontrent quotidiennement leur totale incapacité de dominer les forces que les hommes de science ont suscités, et ils sont maintenant parvenus à un degré où les possibilités apparentent illimitées de la science vont la main dans la main avec un chaos à l'échelle mondiale. Privé de toute véritable orientation religieuse, l'Occidental ne peut pas bénéficier moralement de la connaissance – indéniablement – considérable que sa science lui prodigue. A lui peuvent s'appliquer les paroles du Coran :

Leur parabole est celle de gens qui ont allumé un feu ; mais lorsqu'il a répandu sa lumière autour d'eux, Dieu leur prit leur lumière et les laissa dans une obscurité où ils ne peuvent pas voir : sourds, muets, aveugles, et pourtant ils ne reviennent pas.

Cependant, dans l'arrogance de leur aveuglèrent, les Occidentaux sont convaincus que c'est leur civilisation qui apportera la lumière et le bonheur au monde... Aux XVIIIe et XIXe siècles, ils voulurent répandre l’Évangile du christianisme dans le monde entier. Mais maintenant que leur ardeur religieuse s'est rafraichie au point qu'ils considèrent la religion comme rien de plus qu'une musique adoucissante jouée en arrière-plan – qui peut accompagner, mais non influencer, la vie « véritable » – ils se sont mis à répandre l'évangile matérialiste du « genre de vie occidental » : c'est la croyance que tous les problèmes humains peuvent être résolus dans des fabriques, des laboratoires et dans les bureaux de statisticiens.

Et ainsi le Dajjal a établi son pouvoir... (pp. 268-270)
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