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Citation de lanard


lanard
08 septembre 2010
P. 82-83 L'imagination scientifique :

Plusieurs fois, Jarry témoigna de son intérêt pour Cyrano de Bergerac ("le vrai" précise-t-il, pour le distinguer du héros d'Edmond Rostand). Il le range parmi les auteurs de "romans scientifiques" dont H.G. Wells serait le descendant. Dans une chronique consacrée à ce thème et parlant de l'"imagination scientifique", Jarry ajoute une formule étonnante : "nous ne comprenons d'ailleurs point d'autre imagination" (II, 434) [La Pléiade volume 2, par 434]
[…]
Pour Jarry, le science permet donc d'interpréter l'imagination (sans la maîtriser : la science est généralement défaite), de donner corps à ce qui autrement échappe à l'ordinairement pensable : l'énergie du Surmale, l'amour de Varia et d'Emmanuel dans l'Amour absolu, les voyages de Faustroll. En ce sens, il faut parler d'une science positive, non au sens comtien, mais plutôt au sens photographique : elle révèle et, loin de l'enfermer, libère la parole. Science sans orthodoxie : celle dont Jarry se réclame n'est pas la science conquérante du XIXè siècle, mais celle qui, inquiète, questionneuse, portée à l'incertitude, conduit au tournant du siècle à l'effondrement de la rationalité, de Freud à Einstein : science nouvelle quoi fait écho le sous-titre de Faustroll, "roman néo-scientifique". [Une note] : Voir les remarques de François Naudin, "Albert Einstein, de la compagnie de Jarry", l'Etoile-Absinthe, n°s 25-28, 1985.
Ce recours à l'"imagination scientifique" ainsi entendue, Jarry n'est pas le seul à le pratiquer en son temps : en particulier, il faut évoquer Gaston de Pawlowski, auteur d'un livre capital, le Voyage au pays de la quatrième dimension. Dans une note de son Alfred Jarry, Noël Arnaud suggère que Jarry a connu Pawlowski et l'a mis en scène dans les Jours et les Nuits, sous le nom de Pyast (I, 821 = la pléiade volume I page 821). Ils sont fréquenté le même milieu et avaient des amis communs : Fargue ou le peintre Sarluis, illustrateur précisément d'une édition du Voyage au pays de la quatrième dimension.
Le Voyage au pays de la quatrième dimension parut après la mort de Jarry, à partir de 1908, par fragments, dans Comoedia (que dirigeait Pawlowski) et en volume en 1912. Mais de l'aveu de l'auteur lui même il commença à penser et écrire sur le sujet dès 1895, autrement dit à l'époque où il est susceptible d'avoir connu Jarry. Or les similitudes sont grandes entre le Voyage de Pawlowski et celui de Faustroll qui peut se lire, lui aussi, comme une équipée "au pays de la quatrième dimension". L'originalité majeure du livre de Jarry tient à l'espace où il se déroule, tout à la fois réel et imaginaire, conjonction d'univers qui ne s'excluent ni ne s'interpénètrent, sur deux plans ou en deux dimensions différentes.
Dans sa version définitive, le livre de Pawlowski est précédé d'un "examen critique" où la quatrième dimension est présentée en termes très proches des "Éléments de pataphysique" inclus dans Faustroll.
Pour Jarry, la Pataphysique
"est la science de ce qui se surajoute à la métaphysique, soit en elle-même, soit hors d'elle-même, s'étendant aussi loin de celle-ci que celle-ci au-delà de la physique […] Elle étudiera les lois qui régissent les exceptions et expliquera l'univers supplémentaire à celui-ci.
Ce recours à un "univers supplémentaire" est utile pour comprendre la quatrième dimension donnée pour
"le symbole nécessaire d'un inconnu sans lequel le connu ne pourrait exister. La quatrième dimension, dans notre monde à trois dimensions, est cette variable dont l'existence est indispensable dans toute équation de l'esprit humain" (Voyage, p. 6)
Il s'agit dans les deux cas d'une remise en cause de l'image que nous avons du monde, de la paresse mentale qui nous fait croire le saisir et le connaître, quand nous sommes prisonniers d'une vision réductrice, quand manquons un dimension (au moins!). Pawlowski ajoute :
"Supposons […] que nous appartenions à un monde à deux dimensions, et notre œil, ignorant l'accommodation, ne puisse concevoir que des surfaces planes. Voici un signale carré que l'on fait tourner devant nous d'un quart de tour. Nous constatons qu'il s'aplatit progressivement en forme de losange irrégulier, puis s'évanouit complètement laissant place à une ligne droite. Peut-être annoncerons-nous gravement que ce plan s'est réduit à l'infini, peut-être dirons-nous qu'il n'appartient plus qu'à un monde à une dimension?" (Voyage, p. 13).
Le "penseur" qui dirait la vérité, dans ce monde à deux dimensions, passerait pour fou. Dans les "Eléments de pataphysique", Jarry prend un exemple moins abstrait : "Pourquoi chacun affirme-t-il que la forme d'une montre est ronde, ce qui est manifestement faux, puisqu'on lui voit de profil une figure rectangulaire, elliptique de trois-quarts, et pourquoi diable n'a-t-on noté sa forme qu'au moment où l'on regarde l'heure?" (I, 669).
Dans les deux livres, la même intelligence se manifeste, la même poursuite d'une compréhension totale du monde : "De la quatrième dimension nous attendons en effet l'explication de tous les phénomènes et de leurs contraires, des qualités et de leurs contraires, l'explication totale en un mot de notre monde et de son contraire" (Voyage, p. 15) : n'est-ce pas le programme exacte de la Chandelle verte, un programme de pataphysique appliquée? - tout cela par une subtile utilisation des théories scientifiques et pas le moyens de l'humour, auquel Pawlowski consacre des pages admirables.
Lorsqu'au début du "Commentaire pour servir à la construction de la machine à remonter le temps" (I, 735), Jarry évoque lui aussi la quatrième dimension et les théories dont elle s'inspire, il opère le triomphe de l'"imagination scientifique" ; l'expression dans son esprit doit être proche de la pataphysique : l'"inconnue dimension" (I, 723) où pénètre à sa mort le docteur Faustroll ressemble à celle dont Pawlowski entreprit l'exploration.
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