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Citation de Alho


Entretien avec Richard Flanagan par Jean-Claude Vantroyen dans Le Soir du 23/24 janvier 2016 au sujet de "La route étroite vers le nord lointain."

Il y a une scène insupportable au centre du livre. Pendant la dernière guerre, un prisonnier australien dans un camp japonais est battu à mort devant l’ensemble des militaires détenus. C’est horrible. Pas à cause des coups, mais parce que personne ne bouge, parce qu’aucun des Australiens ne se lève. Tout le monde est paralysé, assurant ainsi sa survie.

Il y a une scène magnétique dans ce livre, quand Dorrigo, qui deviendra le chef des détenus dans ce camp, rencontre Amy dans une librairie, une fleur rouge dans les cheveux. «Ses yeux avaient le bleu incandescent de la flamme du gaz. Des yeux féroces.»

Entre ces yeux, la cruauté des Japonais du camp, la vie foutue des survivants, les femmes de Dorrigo, le souvenir obsédant d’Amy et celui, culpabilisant, de Darky, le soldat tué devant tout le monde, le travail harassant des prisonniers construisant une voie ferrée à travers la jungle siamoise, les maladies, Richard Flanagan tisse une ou plusieurs histoires passionnantes, émouvantes, poignantes, remuantes, bouleversantes. Dans un style simple et intense, qui exige la participation active du lecteur, l’écrivain de Tasmanie a façonné un grand roman qui englobe l’amour et le pouvoir, la mort et l’oubli, la mémoire et la littérature.

Est-ce facile de vivre après avoir survécu à ces camps de prisonniers japonais, comme l’a fait votre père?

La question n’est pas de savoir si c’est facile ou difficile. Il le faut, c’est tout. C’est comme pour tous ces réfugiés qui fuient la Syrie, qui vivent des histoires terribles. S’il faut sortir de l’enfer, ce que ça coûte n’est pas une question que l’on se pose. Je crois surtout que la survie est due à la possibilité humaine d’oublier. La bataille de la liberté contre le pouvoir est celle de la mémoire contre l’oubli. Mais cela ignore le fait que l’être humain possède un besoin profond, en tant qu’individu et en tant que membre de la société, d’oublier pour un temps. Les gens sont prêts à retourner dans l’ombre et à confronter la mémoire. Mais parfois ce n’est pas possible en une seule vie, parfois les blessures sont transmises aux familles, aux communautés, aux nations et d’autres personnes doivent affronter cette mémoire.

Beaucoup de survivants préfèrent ne rien dire, en effet.

C’est une partie de l’oubli. Il y a des traumatismes profonds, comme l’Holocauste, comme le goulag, comme l’expérience de mon père, qui sont tellement extraordinaires qu’il est vraiment difficile pour un être humain de transmettre leur nature humaine profonde et complète. Les clichés de l’héroïsme et du courage sont tout à fait inadéquats pour qualifier ce que les humains doivent être pour y survivre. Je crois que c’est une expérience incommunicable. La terrible chose à propos de la guerre, c’est que chacun est coupable. Dans mon roman, un homme est battu à mort et, dans un certain sens, tout le monde est coupable, chacun est en même temps une victime et un meurtrier, plein de compassion et de haine, un lâche et un brave. Il est difficile pour ceux qui ont vécu les camps de reconnaître qu’il n’a été ni un héros ni un méchant, seulement un être humain.

Pourquoi avez-vous écrit ce livre?

Il n’y a pas de pourquoi. Je ne pouvais y échapper. Je n’ai jamais voulu l’écrire mais je n’avais pas le choix. Je devais le faire. Sinon j’aurais été incapable de continuer à écrire. C’est un fardeau dont je devais me débarrasser. Mais je n’ai jamais vraiment compris ce qui m’a poussé. Et ça m’a terrorisé.

Dorrigo est le héros. Mais vous suivez d’autres personnages. Ycompris des Japonais. Était-ce nécessaire?

Auschwitz, le Rwanda, le Cambodge, le Moyen-Orient aujourd’hui, ça ne commence pas avec la première balle tirée, mais bien des années auparavant quand des politiciens, des intellectuels, des écrivains, des leaders spirituels ont commencé à dire que des êtres humains n’étaient pas complètement humains. Dès lors, toute atrocité peut être positive: ces gens ne sont pas humains, on peut en faire ce qu’on veut. Si j’écris un roman où je ne présente que les gens qui souffrent, le lecteur ne verra dans les bourreaux que des moins qu’humains parce que leurs actes sont inexplicables. Il me paraissait donc indispensable de voir du côté des bourreaux. Je voulais montrer comment ces êtres humains, et non ces monstres, que sont les officiers japonais, en étaient arrivés à commettre ces crimes, pénétrés par leur «devoir» envers l’Empereur et la spiritualité des haïkus.

Que peut faire la littérature dans notre monde déboussolé?

Il y a un mythe dans la civilisation occidentale que le mot peut exister en tant que perfectionnement moral. C’est un terrible fardeau que porte la littérature. Mais le roman est une des plus grandes inventions de l’esprit humain, qui permet de deviner le chaos au plus profond de nous-mêmes. La littérature n’offre pas un manuel de savoir vivre, mais elle nous rappelle, via le meurtre, la famine, les catastrophes, les désastres, que nous ne sommes pas seuls. Cela ne me semble pas dérisoire. Ce qui nous différencie des autres espèces, c’est qu’on perçoit le monde à travers des histoires et la forme la plus sophistiquée des histoires, c’est le roman. Il offre un aperçu de notre âme. Je ne crois pas que d’autres formes peuvent donner une si belle compréhension de qui et de ce que nous sommes.

Le but de la littérature est de se connaître soi-même?

Je ne crois pas que la littérature a un but. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a un lecteur et qu’elle lui rappelle qu’il y a une autre route, qu’il peut en prendre de la force et de l’espoir et du sens. Et rien d’autre ne peut offrir cela à ce point.

JEAN-CLAUDE VANTROYEN
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