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Citation de HenryWar


Ce que ma nature supporte difficilement, c’est l’extrait pharmaceutique et épuré qu’on appelle « poésie pure » surtout lorsqu’elle est en vers. Leur chant monotone me fatigue, le rythme et la rime m’endorment, une certaine « pauvreté dans la noblesse » m’étonne (roses, amour, nuit, lys) et je soupçonne parfois tout ce mode d’expression et tout le groupe musical social qui l’utilise d’avoir quelque part un défaut.
Moi-même, au début, je pensais que cette antipathie était due à une déficience particulière de ma « sensibilité poétique », mais prends de moins en moins au sérieux les formules qui abusent de notre crédulité. Il n’est rien de plus instructif que l’expérience, et c’est pourquoi j’en ai trouvé quelques-unes fort curieuses : par exemple, lire un poème quelconque en modifiant intentionnellement l’ordre de lecture de sorte qu’elle en devenait absurde, sans qu’aucun de mes auditeurs (fins, cultivés et fervents admirateurs du poète en question) ne s’en aperçoive ; ou analyser en détail un poème plus long et constater avec étonnement que ses « admirateurs » ne l’avaient pas lu en entier. Comment est-ce possible ? Tant admirer quelqu’un et ne pas le lire. Tant aimer la « précision mathématique des mots » et ne pas percevoir une altération fondamentale dans l’ordre de l’expression.
C’est que le cumul des jouissances fictives, d’admirations et de délectations repose sur un accord de mutuelle discrétion. Lorsque quelqu’un déclare que la poésie de Valéry l’enchante, mieux vaut ne pas trop le presser d’indiscrètes questions, car on dévoilerait une réalité tellement sarcastique (sic) et différente de celle que nous avons imaginée que nous en serions gênés. Celui qui abandonne un moment les conventions du jeu artistique bute aussitôt contre un énorme tas de fictions et de falsifications, tel un esprit scolastique qui se serait échappé des principes aristotéliciens.
Je me suis donc retrouvé face au problème suivant : des milliers d’hommes écrivent des vers ; des milliers d’autres leur manifestent une grande admiration ; de grands génies s’expriment en vers ; depuis des temps immémoriaux, le poète et ses vers sont vénérés ; et face à cette montagne de gloire, j’ai la conviction que la messe poétique a lieu dans le vide le plus complet.
Courage, messieurs ! Au lieu de fuir ce fait impressionnant, essayons plutôt d’en chercher les causes, comme si ce n’était qu’une affaire banale.
Pourquoi est-ce que je n’aime pas la poésie pure ? Pour les mêmes raisons que je n’aime pas le sucre « pur ». Le sucre est délicieux lorsqu’on le prend dans du café, mais personne ne mangerait une assiette de sucre : ce serait trop. Et en poésie, l’excès fatigue : excès de poésie, excès de mots poétiques, excès de métaphores, excès de noblesse, excès d’épuration et de condensation qui assimilent le vers à un produit chimique.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Lorsqu’un homme s’exprime avec naturel, c’est-à-dire en prose, son langage embrasse une gamme infinie d’éléments qui reflètent sa nature tout entière ; mais il y a les poètes qui cherchent à éliminer graduellement du langage humain tout élément a-poétique, qui veulent chanter au lieu de parler, qui se convertissent en bardes et en jongleurs, sacrifiant exclusivement au chant.
Lorsqu’un tel travail d’épuration et d’élimination se maintient durant des siècles, la synthèse à laquelle il aboutit est si parfaite qu’il ne reste plus que quelques notes et que la monotonie envahit forcément le domaine du meilleur poète. Son style se déshumanise, sa référence n’est plus la sensibilité de l’homme du commun, mais celle d’un autre poète, une sensibilité « professionnelle » – et, entre professionnels, il se crée un langage tout aussi inaccessible que certains dialectes techniques ; et les uns grimpent sur le dos des autres, ils construisent une pyramide dont le sommet se perd dans les cieux, tandis que nous restons à ses pieds quelque peu déconcertés. Mais le plus intéressant est qu’ils se rendent tous esclaves de leur instrument, car ce genre est si rigide, si précis, si sacré, si reconnu, qu’il cesse d’être un mode d’expression ; on pourrait alors définir le poète professionnel comme un être qui ne s’exprime pas parce qu’il exprime des vers.
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