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Citation de Partemps


Si jamais on a senti à quelle hauteur le mérite du style et l'art
de la composition pouvaient élever un écrivain, c'est par
l'exemple de La Fontaine. Il règne dans la littérature une sorte
de convention qui assigne les rangs d'après la distance reconnue
entre les différens genres, à peu près comme l'ordre civil marque
les places dans la société d'après la différence des conditions;
et, quoique la considération d'un mérite supérieur puisse faire
déroger à cette loi, quoiqu'un écrivain parfait dans un genre
subalterne soit souvent préféré à d'autres écrivains d'un genre
plus élevé, et qu'on néglige Stace pour Tibulle, ce même Tibulle
n'est point mis à côté de Virgile. La Fontaine seul, environné
d'écrivains dont les ouvrages présentent tout ce qui peut
réveiller l'idée de génie, l'invention, la combinaison des plans,
la force et la noblesse du style, La Fontaine paraît avec des
ouvrages de peu d'étendue, dont le fond est rarement à lui, et
dont le style est ordinairement familier: le bonhomme se place
parmi tous ces grands écrivains, comme l'avait prévu Molière, et
conserve au milieu d'eux le surnom d'inimitable. C'est une
révolution qu'il a opérée dans les idées reçues, et qui n'aura
peut-être d'effet que pour lui; mais elle prouve au moins que,
quelles que soient les conventions littéraires qui distribuent les
rangs, le génie garde une place distinguée à quiconque viendra,
dans quelque genre que ce puisse être, instruire et enchanter les
hommes. Qu'importe en effet de quel ordre soient les ouvrages,
quand ils offrent des beautés du premier ordre? D'autres auront
atteint la perfection de leur genre, le fabuliste aura élevé le
sien jusqu'à lui.

Le style de La Fontaine est peut-être ce que l'histoire littéraire
de tous les siècles offre de plus étonnant. C'est à lui seul qu'il
était réservé de faire admirer, dans la brièveté d'un apologue,
l'accord des nuances les plus tranchantes et l'harmonie des
couleurs les plus opposées. Souvent une seule fable réunit la
naïveté de Marot, le badinage et l'esprit de Voiture, des traits
de la plus haute poésie, et plusieurs de ces vers que la force du
sens grave à jamais dans la mémoire. Nul auteur n'a mieux possédé
cette souplesse de l'âme et de l'imagination qui suit tous les
mouvemens de son sujet. Le plus familier des écrivains devient
tout à coup et naturellement le traducteur de Virgile ou de
Lucrèce; et les objets de la vie commune sont relevés chez lui par
ces tours nobles et cet heureux choix d'expression qui les rendent
dignes du poëme épique. Tel est l'artifice de son style, que
toutes ces beautés semblent se placer d'elles-mêmes dans sa
narration, sans interrompre ni retarder sa marche. Souvent même la
description la plus riche, la plus brillante, y devient
nécessaire, et ne paraît, comme dans la fable du Chêne et du
Roseau, dans celle du Soleil et de Borée, que l'exposé même du
fait qu'il raconte. Ici, messieurs, le poète des grâces m'arrête
et m'interdit, en leur nom, les détails et la sécheresse de
l'analyse. Si l'on a dit de Montaigne qu'il faut le montrer et non
le peindre, le transcrire et non le décrire, ce jugement n'est-il
pas plus applicable à La Fontaine? Et combien de fois en effet
n'a-t-il pas été transcrit? Mes juges me pardonneraient-ils
d'offrir à leur admiration cette foule de traits présens au
souvenir de tous ses lecteurs, et répétés dans tous ces livrés
consacrés à notre éducation, comme le livre qui les a fait naître?
Je suppose en effet que mes rivaux relèvent: l'un l'heureuse
alliance de ses expressions, la hardiesse et la nouveauté de ses
figures d'autant plus étonnantes qu'elles paraissent plus simples;
que l'autre fasse valoir ce charme continu du style qui réveille
une foule de sentimens, embellit de couleurs si riches et si
variées tous les contrastes que lui présente son sujet,
m'intéresse à des bourgeons gâtés par un écolier, m'attendrit sur
le sort de l'aigle qui vient de perdre

Ses oeufs, ses tendres oeufs, sa plus douce espérance;

qu'un troisième vous vante l'agrément et le sel de sa plaisanterie
qui rapproché si naturellement les grands et les petits objets,
voit tour à tour dans un renard, Patrocle, Ajax, Annibal;
Alexandre dans un chat; rappelle, dans le combat de deux coqs pour
une poule, la guerre de Troie pour Hélène; met de niveau Pyrrhus
et la laitière; se représente dans la querelle de deux chèvres qui
se disputent le pas, fières de leur généalogie si poétique et si
plaisante, Philippe IV et Louis XIV s'avançant dans l'île de la
Conférence: que prouveront-ils ceux qui vous offriront tous ces
traits, sinon que des remarques devenues communes peuvent être
plus ou moins heureusement rajeunies par le mérite de
l'expression? Et d'ailleurs, comment peindre un poète qui souvent
semble s'abandonner comme dans une conversation facile; qui,
citant Ulysse à propos des voyages d'une tortue, s'étonne lui-même
de le trouver là; dont les beautés paraissent quelquefois une
heureuse rencontre, et possèdent ainsi, pour me servir d'un mot
qu'il aimait, la grâce de la soudaineté; qui s'est fait une langue
et une poétique particulières; dont le tour est naïf quand sa
pensée est ingénieuse, l'expression simple quand son idée est
forte; relevant ses grâces naturelles par cet attrait piquant qui
leur prête ce que la physionomie ajoute à la beauté; qui se joue
sans cesse de son art; qui, à propos de la tardive maternité d'une
alouette, me peint les délices du printemps, les plaisirs, les
amours de tous les êtres, et met l'enchantement de la nature en
contraste avec le veuvage d'un oiseau?

Pour moi, sans insister sur ces beautés différentes, je me
contenterai d'indiquer les sources principales d'où le poète les a
vu naître; je remarquerai que son caractère distinctif est cette
étonnante aptitude à se rendre présent à l'action qu'il nous
montre; de donner à chacun de ses personnages un caractère
particulier dont l'unité se conserve dans la variété de ses
fables, et le fait reconnaître partout. Mais une autre source de
beautés bien supérieures, c'est cet art de savoir, en paraissant
vous occuper de bagatelles, vous placer d'un mot dans un grand
ordre de choses. Quand le loup, par exemple, accusant auprès du
lion malade, l'indifférence du renard sur une santé si précieuse,

Daube, au coucher du roi, son camarade absent,

suis-je dans l'antre du lion? suis-je à la cour? Combien de fois
l'auteur ne fait-il pas naître du fond de ses sujets, si frivoles
en apparence, des détails qui se lient comme d'eux-mêmes aux
objets les plus importans de la morale, et aux plus grands
intérêts de la société? Ce n'est pas une plaisanterie d'affirmer
que la dispute du lapin et de la belette, qui s'est emparée d'un
terrier dans l'absence du maître; l'un faisant valoir la raison du
premier occupant, et se moquant des prétendus droits de Jean
Lapin; l'autre réclamant les droits de succession transmis au
susdit Jean par Pierre et Simon ses aïeux, nous offre précisément
le résultat de tant de gros ouvrages sur la propriété; et La
Fontaine faisant dire à la belette:

Et quand ce serait un royaume?

Disant lui-même ailleurs:

Mon sujet est petit, cet accessoire est grand,

ne me force-t-il point d'admirer avec quelle adresse il me montre
les applications générales de son sujet dans le badinage même de
son style? Voilà sans doute un de ses secrets; voilà ce qui rend
sa lecture si attachante, même pour les esprits les plus élevés:
c'est qu'à propos du dernier insecte, il se trouve, plus
naturellement qu'on ne le croit, près d'une grande idée, et qu'en
effet il touche au sublime en parlant de la fourmi. Et craindrais-
je d'être égaré par mon admiration pour La Fontaine, si j'osais
dire que le système abstrait, tout est bien, paraît peut-être plus
vraisemblable et surtout plus clair après le discours de Garo dans
la fable de la Citrouille et du Gland, qu'après la lecture de
Leibnitz et de Pope lui-même?

S'il sait quelquefois simplifier ainsi les questions les plus
compliquées, avec quelle facilité la morale ordinaire doit-elle se
placer dans ses écrits? Elle y naît sans effort, comme elle s'y
montre sans faste, car La Fontaine ne se donne point pour un
philosophe, il semble même avoir craint de le paraître. C'est en
effet ce qu'un poète doit le plus dissimuler. C'est, pour ainsi
dire, son secret; et il ne doit le laisser surprendre qu'à ses
lecteurs les plus assidus et admis à sa confiance intime. Aussi La
Fontaine ne veut-il être qu'un homme, et même un homme ordinaire.
Peint-il les charmes de la beauté?
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