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Citation de Partemps


Je n'ignore pas qu'un préjugé vulgaire croit ajouter à la gloire
du fabuliste, en le représentant comme un poète qui, dominé par un
instinct aveugle et involontaire, fut dispensé par la nature du
soin d'ajouter à ses dons, et de qui l'heureuse indolence
cueillait nonchalamment des fleurs qu'il n'avait point fait
naître. Sans doute La Fontaine dut beaucoup à la nature qui lui
prodigua la sensibilité la plus aimable, et tous les trésors de
l'imagination; sans doute le fablier était né pour porter des
fables: mais par combien de soins cet arbre si précieux n'avait-il
pas été cultivé? Qu'on se rappelle cette foule de préceptes du
goût le plus fin et le plus exquis, répandus dans ses préfaces et
dans ses ouvrages; qu'on se rappelle ce vers si heureux, qu'il met
dans la bouche d'Apollon lui-même:

Il me faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde;

doutera-t-on que La Fontaine ne l'ait cherché, et que la gloire,
ainsi que la fortune, ne vende ce qu'on croit qu'elle donne? Si
ses lecteurs, séduits par la facilité de ses vers, refusent d'y
reconnaître les soins d'un art attentif, c'est précisément ce
qu'il a désiré. Nier son travail, c'est lui en assurer la plus
belle récompense. O La Fontaine! ta gloire en est plus grande: le
triomphe de l'art est d'être ainsi méconnu.

Et comment ne pas apercevoir ses progrès et ses études dans la
marche même de son esprit? Je vois cet homme extraordinaire, doué
d'un talent qu'à la vérité il ignore lui-même jusqu'à vingt-deux
ans, s'enflammer tout à coup à la lecture d'une ode de Malherbe,
comme Mallebranche à celle d'un livre de Descartes, et sentir cet
enthousiasme d'une âme, qui, voyant de plus près la gloire,
s'étonne d'être né pour elle. Mais pourquoi Malherbe opéra-t-il le
prodige refusé à la lecture d'Horace et de Virgile? C'est que La
Fontaine les voyait à une trop grande distance; c'est qu'ils ne
lui montraient pas, comme le poète français, quel usage on pouvait
faire de cette langue qu'il devait lui-même illustrer un jour.
Dans son admiration pour Malherbe, auquel il devait, si je puis
parler ainsi, sa naissance poétique, il le prit d'abord pour son
modèle; mais, bientôt revenu au ton qui lui appartenait, il
s'aperçut qu'une naïveté fine et piquante était le vrai caractère
de son esprit: caractère qu'il cultiva par la lecture de Rabelais,
de Marot, et de quelques-uns de leurs contemporains. Il parut
ainsi faire rétrograder la langue, quand les Bossuet, les Racine,
les Boileau en avançaient le progrès par l'élévation et la
noblesse de leur style: mais elle ne s'enrichissait pas moins dans
les mains de La Fontaine, qui lui rendait les biens qu'elle avait
laissé perdre, et qui, comme certains curieux, rassemblant avec
soin les monnaies antiques, se composait un véritable trésor.
C'est dans notre langue ancienne qu'il puisa ces expressions
imitatives ou pittoresques, qui présentent sa pensée avec toutes
les nuances accessoires; car nul auteur n'a mieux senti le besoin
de rendre son âme visible: c'est le terme dont il se sert pour
exprimer un des attributs de la poésie. Voilà toute sa poétique à
laquelle il paraît avoir sacrifié tous les préceptes de la
poétique ordinaire et de notre versification, dont ses écrits sont
un modèle, souvent même parce qu'il en brave les règles. Eh! le
goût ne peut-il pas les enfreindre, comme l'équité s'élève au-
dessus des lois?

Cependant La Fontaine était né poète, et cette partie de ses
talens ne pouvait se développer dans les ouvrages dont il s'était
occupé jusqu'alors. Il la cultivait par la lecture des modèles de
l'Italie ancienne et moderne, par l'étude de la nature et de ceux
qui l'ont su peindre. Je ne dois point dissimuler le reproche fait
à ce rare écrivain par le plus grand poète de nos jours, qui
refuse ce titre de peintre à La Fontaine. Je sens, comme il
convient, le poids d'une telle autorité; mais celui qui loue La
Fontaine serait indigne d'admirer son critique, s'il ne se
permettait d'observer que l'auteur des fables, sans multiplier ces
tableaux où le poète s'annonce à dessein comme peintre, n'a pas
laissé d'en mériter le nom. Il peint rapidement et d'un trait: il
peint par le mouvement de ses vers, par la variété de ses mesures
et de ses repos, et surtout par l'harmonie imitative. Des figures
vraies et frappantes, mais peu de bordure et point de cadre: voilà
La Fontaine. Sa muse aimable et nonchalante rappelle ce riant
tableau de l'Aurore dans un de ses poëmes, où il représente cette
jeune déesse, qui, se balançant dans les airs,

La tête sur son bras, et son bras sur la nue, Laisse tomber des
fleurs, et ne les répand pas.

Cette description charmante est à la fois une réponse à ses
censeurs, et l'image de sa poésie.

Ainsi se formèrent par degrés les divers talens de La Fontaine,
qui tous se réunirent enfin dans ses fables. Mais elles ne purent
être que le fruit de sa maturité: c'est qu'il faut du temps à de
certains esprits pour connaître les qualités différentes dont
l'assemblage forme leur vrai caractère, les combiner, les
assortir, fortifier ces traits primitifs par l'imitation des
écrivains qui ont avec eux quelque ressemblance, et pour se
montrer enfin tout entier dans un genre propre à déployer la
variété de leurs talens. Jusqu'alors l'auteur, ne faisant pas
usage de tous ses moyens, ne se présente point avec tous ses
avantages. C'est un athlète doué d'une force réelle, mais qui n'a
point encore appris à se placer dans une attitude qui puisse la
développer toute entière. D'ailleurs, les ouvrages qui, tels que
les fables de La Fontaine, demandent une grande connaissance du
coeur humain et du système de la société, exigent un esprit mûri
par l'étude et par l'expérience; mais aussi, devenus une source
féconde de réflexions, ils rappellent sans cesse le lecteur,
auquel ils offrent de nouvelles beautés et une plus grande
richesse de sens à mesure qu'il a lui-même par sa propre
expérience étendu la sphère de ses idées: et c'est ce qui nous
ramène si souvent à Montaigne, à Molière et à La Fontaine.

Tels sont les principaux mérites de ces écrits

Toujours plus beaux, plus ils sont regardés,

BOILEAU.

et qui, mettant l'auteur des fables au-dessus de son genre même,
me dispensent de rappeler ici la foule de ses imitateurs étrangers
ou français: tous se déclarent trop honorés de le suivre de loin;
et s'il eut la bêtise, suivant l'expression de M. de Fontenelle,
de se mettre au-dessous de Phèdre, ils ont l'esprit de se mettre
au-dessous de La Fontaine, et d'être aussi modestes que ce grand
homme. Un seul, plus confiant, s'est permis l'espérance de lutter
avec lui; et cette hardiesse, non moins que son mérite réel,
demande peut-être une exception. Lamotte, qui conduisit son esprit
partout, parce que son génie ne l'emporta nulle part; Lamotte fit
des fables...... O La Fontaine! la révolution d'un siècle n'avait
point encore appris à la France combien tu étais un homme rare;
mais, après un moment d'illusion, il fallut bien voir qu'un
philosophe froidement ingénieux, ne joignant à la finesse ni le
naturel,

Ni la grâce plus belle encore que la beauté;

ne possédant point ce qui plaît plus d'un jour; dissertant sur son
art et sur la morale; laissant percer l'orgueil de descendre
jusqu'à nous, tandis que son devancier paraît se trouver
naturellement à notre niveau; tâchant d'être naïf, et prouvant
qu'il a dû plaire; faible avec recherche, quand La Fontaine ne
l'est jamais que par négligence, ne pouvait être le rival d'un
poète simple, souvent sublime, toujours vrai, qui laisse dans le
coeur le souvenir de tout ce qu'il dit à la raison, joint à l'art
de plaire celui de n'y penser pas, et dont les fautes quelquefois
heureuses font appliquer à son talent ce qu'il a dit d'une femme
aimable:

La négligence, à mon gré, si requise, Pour cette fois fut sa dame
d'atours.
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