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Citation de SergeTailler


« L’été 1993, Franz, mon père, n’a pas eu l’occasion d’assister, en compagnie de ses amis d’estaminet, à l’ancestrale marche napoléonienne du quartier où habitaient ses parents. Les festivités se déployaient, comme chaque année, la seconde semaine de juillet et s’étendaient sur près d’une semaine.
L’antique procession folklorique et militaire, datant de plusieurs siècles, était le rendez-vous obligé de tous les habitants du quartier. Mon père répondait de sa présence lors de chacune des éditions, comme le faisaient voisins, riverains et clients de mon grand-père, lequel tolérait qu’on affiche le programme des festivités sur la vitrine de son commerce, mais n’y mettait jamais les pieds, considérant la manifestation trop plébéienne à son goût.
Cet été-là, Franz n’a pas eu l’occasion de célébrer la vieille marche folklorique en compagnie de ses camarades de buvette, lesquels étaient devenus, sur la fin de sa vie, ses derniers amis.
Mon père a expiré son dernier souffle deux jours avant le début de la kermesse, et la fête battait déjà son plein lorsque son cercueil de bois clair a quitté l’église. Les marcheurs envahissaient tout l’espace de la petite place face à l’église, et la voiture mortuaire peinait à manœuvrer pour se rapprocher de la dépouille de mon père afin de l’emmener vers sa dernière tournée. Mon frangin et moi venions de nous extraire de la paroisse. La chaleur était accablante le jour de ce sombre rendez-vous. Nous avions à peine franchi le seuil du parvis que les premiers roulements de tambours commençaient déjà à retentir, tandis que l’édifice se dégorgeait lentement de ses fidèles et de quelques touristes davantage motivés par la relation publique que chagrinés par la mort de notre père. Quelques “tante Odette” et “oncle Marcel” ont défilé pour nous présenter leurs condoléances. Quelques rares membres de la famille de Louise, ma grand-mère, avaient fait le voyage depuis le fin fond de leur terre natale et se sont rapprochés pour nous serrer la main. Certains d’entre eux nous ont toisés d’un air un peu indifférent, tandis que d’autres paraissaient irrités d’avoir fait le déplacement par égard pour la famille Deschrijver dont mon père était un singulier protagoniste, incapables de se remettre en mémoire nos prénoms, en nous associant plus prosaïquement aux deux rejetons de l’alcoolique.
Les larmes ont roulé sur mes joues lorsque j’ai vu le vaste hayon de la grosse limousine américaine ouvrir sa mâchoire pour dévorer le cercueil en bois clair qui venait de quitter la sacristie. La messe avait été simple et sans fausses notes, et j’étais resté tendu et crispé durant toute l’oraison du pauvre curé qui s’en était sorti sobrement et avec élégance. Je n’avais pas eu l’énergie ni le courage de répondre à sa demande de briefing deux jours plus tôt et avais délégué le soin à ma tante Nadine, la sœur de Franz, de rédiger le synopsis. La sortie de la messe est devenue plus douloureuse encore lorsqu’un gang de soûlards a déboulé de la guinguette située face à l’église pour me témoigner leur compassion. Franz Deschrijver était un chic type mais surtout un fidèle compagnon de sortie. Un des fanfarons, déjà bien atrophié par l’alcool en ce milieu de matinée, m’a apostrophé pour me demander si c’était bien le fils Deschrijver qui se trouvait dans la boîte. Il a encaissé un coup de coude d’un de ses acolytes qui m’avait reconnu, lequel l’a prié de faire preuve d’un minimum de dignité en lui faisant comprendre à demi-mot que j’étais le fils de Franz. Les soiffards, même s’ils étaient étrangers à notre famille et non conviés aux funérailles de mon père, étaient aussi endimanchés dans leurs accoutrements de marcheurs napoléoniens, devenus orphelins à leur manière. Ils n’auraient pas l’occasion de croiser leur ami Franz cette année ni les suivantes et ne bénéficieraient plus de ses largesses. Franz n’aurait pas l’opportunité de les faire rire et de les amuser, ni de leur mettre quelques tournées comme il en avait l’habitude. Un membre de la troupe, sobre, a posé sa grosse main sur mon épaule et a salué la mémoire de mon père. Franz Deschrijver, il le connaissait depuis des années. Il l’aimait bien et m’a brièvement fait comprendre qu’il savait qui il était et quelle avait été sa vie. Franz était un chic type, un gars fidèle qui ne se prenait pas au sérieux et qui aimait ses enfants, m’a-t-il dit en me regardant droit dans les yeux. Sa voix chevrotante ne pouvait dissimuler son émotion. Les larmes lui sont montées aux yeux lorsque je lui ai adressé un sourire et l’ai remercié, touché par ses paroles. Je n’ai pas eu le temps de prolonger mon aparté avec les derniers témoins de la vie de mon père, car le cortège se mettait déjà en route pour un dernier voyage reliant la place au cimetière où mon père allait rejoindre Édouard, mon grand-père, prenant de manière anticipée la place de sa mère. L’ordre naturel eût été qu’elle le précède et qu’elle rejoigne son mari avant lui, mais Louise était encore bien vivante. Bernard et moi avons fait un dernier adieu à notre père avant de nous débarrasser, soulagés, de nos oripeaux pour passer du temps avec nos proches et notre famille. »
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