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Citation de Charybde2


Oh, les longues soirées d’hiver ! Oh, l’apprentissage de la résistance au temps, à l’obscurité !
C’est au cœur de l’hiver, lorsque les jours raccourcissent, que je percevais la précarité de notre existence. Je sentais – ainsi agace-t-on du bout de la langue l’abcès sur la gencive – les paquets, les bocaux qui, blottis les uns contre les autres dans les placards de la cuisine, pesaient de toute leur masse sur les vis et les clous des étagères.
Ces réserves excessives de sel, de farine, de céréales, denrées de base qui avaient valu aux adultes un long piétinement – les files d’attente s’étirant tels des mille-pattes ou s’enroulant sur elles-mêmes tels des hippocampes, les centaines de semelles usées glissant sur le verglas dans cette promiscuité où germent les querelles, les silhouettes en manteaux de drap sombre obscurcissant encore le dense crépuscule du matin -, ces réserves qu’on eût cru constituées pour tenir en cas de guerre me disaient que la lumière des réverbères au-dehors, le tic-tac endormi de l’horloge, le cliquetis quotidien de la clé dans la serrure à sept heures du soir, tout cela pouvait cesser à tout moment.
Une duveteuse couche de givre recouvrait la vitre depuis plusieurs jours, et j’avais l’impression que nous vivions sur la banquise ; notre glaçon était encore solide, mais il fallait prêter l’oreille : n’était-il pas en train de se craqueler, un trou n’était-il pas en train de s’ouvrir, comme dans les livres qui racontaient les aventures des explorateurs polaires ? J’étais tout ouïe : j’interprétais le bruit des branches devant la fenêtre, le glouglou à l’intérieur des radiateurs, les voix provenant de l’appartement d’à côté.
C’était ma grand-mère Tania qui m’avait appris à tenir tête au temps et à l’obscurité. Laissant mes devoirs pour plus tard, je m’asseyais auprès d’elle à la table de la cuisine pour trier les céréales : le sarrasin, le millet, le riz. Il s’agissait de séparer de pur de l’impur, les graines à droite, les saletés à gauche. Parfois elle murmurait à part soi que chaque année, il y avait plus de déchets dans les céréales, puis de nouveau, je voyais s’agiter ses doigts rodés aux travaux minutieux : ravaudage, correction d’épreuves, points de couture, composition d’imprimerie.
Des radiateurs enveloppés de couvertures et de carton émanait une odeur de laine brûlante ; braquée sur la table, la lampe projetait une lumière brutale comme dans une salle d’opération. Mon attention, focalisée dès le matin sur les grands et petits carreaux des cahiers se dissipait, ma concentration cédait la place à une douce torpeur, à la fatigue accumulée à force de courir après les cours, à une tristesse transparente, décantée au fond de cette claire journée d’hiver.
J’avais l’impression de participer à une séance de divination. Une fois cuites, les céréales devenaient de la nourriture, l’ordinaire de l’homme. Crues, elles demeuraient la pitance des oiseaux, des animaux, l’offrande apportée aux défunts. Les graines rugueuses avec leurs facettes dures appartenaient encore au champ, à la terre, à un autre monde, les trier était comme y plonger les mains.
Ma grand-mère s’éloignait de moi. À ces instants, elle semblait appartenir aux deux univers à la fois : le gris de ses cheveux, les taches brunes qui parsemaient sa peau devenaient soudain des signes de l’au-delà.
Les graines étaient pour elles une sorte de chapelet. Mais elle ne priait pas : tel un médium, elle interpellait ceux qui étaient partis. Le spectre des jours du blocus qui avaient emporté ses soeurs, le spectre des combats où ses frères avaient disparu planait au-dessus de la table. Les céréales, principale richesse d’un siècle de famine, mesure de la vie et de la mort, devenaient des graines de la mémoire, le souvenir matérialisé. Grand-mère ne jetait pas celles qui étaient gâtées, comme si les ombres des morts, pour lesquels même ces déchets auraient constitué un trésor, pouvaient l’observer : elle les ramassait soigneusement et les mettait dans la maison des oiseaux de l’autre côté de la fenêtre. Des mésanges s’y précipitaient, mais je me demandais parfois si c’étaient vraiment des mésanges. N’étaient-elles pas autre chose que des oiseaux ? Elles regardaient par la fenêtre, immobiles, comme plongées dans leurs souvenirs, et j’avais l’impression qu’elles ressentaient l’étrangeté de leur petit corps, leurs plumes, leur bec, leurs yeux en tête d’épingle, leur gazouillement, leur agitation.
J’aimais aider ma grand-mère, mais cela me faisait peur aussi : absorbé dans cette besogne monotone, je perdais la conscience de mon être ; en revanche, je percevais soudain une présence dans le noir, au tournant du couloir : quelqu’un s’éveillait dans l’obscurité dense.
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