Quelle est l'intensité de mon délire et quelles en sont les teintes correspondantes sur la toile de notre famille ? C'est la question qui surgit quand je quitte ma salle.
Car Paul et moi sommes entrés dans notre période « grise ». On vit désaturés dans un jardin qui ne vibre plus, on vit juxtaposés, sans être complémentaires : nous faisons mine d’appartenir au même tableau. Par paresse peut-être, par habitude, par terreur d’une autre vie. Sans commun accord, le silence entre nous a décidé des rôles, comme on attribue des places dans un train : Paul joue le concertiste obsédé par sa Sonate et moi la Pénélope faisant et défaisant mon histoire jusqu'au retour de ma raison. Cela se produit tout seul d’ailleurs, sans animosité, sans grand manque d’amour non plus. Ce mouvement de grisaille a l’allure de l’habituel : il s’arrête bien comme il faut en gares connues, mais ce n’est plus un voyage. C’est un train fantôme.
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