La Grèce antique inspire et pose des difficultés à la Rome antique. le pater y est le symbole de la dignité du citoyen et rappelle la capacité, par l'incarnation d'une certaine forme d'indépendance de l'autorité, à organiser et administrer (la famille, la cité). Que faire alors de ces récits grecs où le jeune homme est mis au service du plaisir d'un plus ancien comme une manière de le dévoyer par avance et donc de lui retirer sa capacité à s'élever à la dignité de Pater ? Comme dans les palestres et les gymnases grecs où s'exhibent sans retenue et comme s'ils étaient des objets la nudité de jeunes gens que l'on entend pourtant par leurs exercices former à devenir des Pater ? On décrète donc à Rome que les relations d'éraste à éromène ne seront socialement tolérée que si l'éromène ne vise en rien à accéder à la romanitas : s'il est esclave. Et le vocabulaire grec est mis aux archives.
On n'aurait donc été choqué à Rome de ce que les récits grecs rapportent des relations sociales qu'en ce que le rapport au plaisir singulariserait un.e qui donne et un.e qui prend. Et celui qui donne n'étant pas celui qui prend, il se prive de sa dignité pour la donner à celui qui prend. Cette situation est infamante. Il faut donc lire les épisodes des bucoliques que comme des transitions de genres littéraires grecs vers les formes culturelles romaines et non au premier degré à la manière de relations directes de situations sociales vécues : Virgile entend honorer la Grèce et insère dans ses textes les topoï et les formes littéraires grecques, tout en les adaptant au genre romain qu'il invente : l'oeuvre est avant tout littéraire et, à l'époque, les lecteurs érudits ne s'y seraient pas trompés.
La sexualité est donc plutôt débridée et les catégories nées au XIXème siècle n'y existent pas (homo, hétéro, bi, etc). Ce qui existe, c'est le désir et l'érotisme, qui s'exerce en présence des corps et que la convenance amène à modérer. L'insulte et l'infamie ne vient pas des comportements - sauf s'ils ont lieu entre citoyens romains, prétendus pater - mais des abus - quels que soient le sexe des intervenants : ce n'est pas abandonner sa qualité de pater ou sa prétention à y accéder que de satisfaire son désir, mais ce le devient que de se présenter publiquement avec une capacité intellectuelle mise sous dépendance de son désir charnel. le libidineux (et sans doute aussi la nymphomane) est moqué car il n'a plus la dignité que confère la maîtrise de soi exprimée par la modération et la continence. de même, il ne convient que le désir pour un corps ne s'exprime que pour une personne jeune, qui donne du moins l'apparence de l'innocence, susceptible de justifier un désir "pur" - tandis que la personne âgée qui s'arrange pour faire disparaître les effets de l'âge (fards, épilation, etc) est doublement subversive : elle échappe à la dignité qu'elle se doit à elle-même de cesser de jouer au "puer", forme romanisée et socialement acceptable à Rome de l'éromène grec – sous réserve, en plus, d'être esclave – et à celle de modérer ses penchants. le vocabulaire de ces types de personnages, socialement tolérés ou au contraire des insultes formulées envers ceux qui ne le sont pas, forme tout un lexique.
On comprend que ce système social ne tient que parce que l'on décrète par avance qu'une catégorie d'individus en est exclue - les esclaves : on ne tient que le pater peut ne faire que « prendre » que parce que l'on crée une catégorie d'individus qui ne peuvent que « donner ». Sans quoi, la notion de pater ne tiendrait pas. Dès lors, la notion de pater ne tient que par exclusion du cercle étroit de la société de ces relations dont on décrète par avance qu'elles organisent la perte de dignité : les relations ont toujours lieu, mais, culturellement, elles n'impliquent pas la société des êtres libres. En démocratie, une telle pensée pose problème…
Il est dommage que les relations hommes-femmes soient presque totalement absentes de l'ouvrage. Il est seulement vite indiqué que le mariage n'a de toute façon que l'utilité matérielle de transmettre des héritages en rassemblant des richesses. La fidélité n'a aucune existence. Et les femmes n'ayant pas vocation à devenir des pater puisque la dignité leur en est par principe refusée, leur rôle dans la relation charnelle, limitée à la procréation, relativement à l'érotisme, n'a aucune importance. L'élévation des femmes au rang de Pater pose en effet un problème de logique : la relation charnelle ayant lieu à deux, il y en aurait un qui prend et un qui donne - or le pater ne pouvant garder sa dignité que s'il prend, pas de bol, l'autre ne peut que donner - et donc, se voir priver de la jouissance de droits civiques... On comprend à demi-mot, mais il aurait été intéressant qu'on s'y appesantît, que les femmes sont tout aussi libres de recourir au "service" des esclaves, des deux sexes – et qu'il leur est tout aussi infamant d'entretenir des relations unisexes, abusives, hors mariage, entre adultes. Mais pas un chapitre n'y étant consacré, on ignore comment est "érotisé" pour une mater romaine le corps masculin de l'esclave - et même si la notion est si importante dans ce cadre.
De nombreux chapitres portent ensuite sur les exemples qui peuvent se présenter d'incontinence et de sa réception sociale, ce qui passe par l'insulte. Là aussi, le vocabulaire est fourni, et "conventionnalisé".
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Du coup on en vient à la société contemporaine. Comment concilier la démocratie (l'esclavagisme existait certes à Athènes, mais les relations unisexes (du moins masculines) étaient institutionnalisées au sein de la société des hommes libres) et le pater (dignité incorruptible de celui qui prend, indignité principielle de celui qui donne) ? Et où ranger la féminité ? la fidélité ? le mariage et la procréation ?
Il semblerait que notre époque mélange tout et, dans sa tentative de concilier des traditions diverses, ne parvienne pas à faire coïncider ses aspirations sociales et les comportements culturels. Car à l'interdit grec qu'un adulte joue à l'éphèbe auquel s'est ajouté l'interdit romain que les relations amoureuses unisexes aient lieu au sein de la société libre s'est ajouté l'interdit religieux que ces relations unisexes aient lieu par principe ; et que les relations amoureuses, uni- ou intersexes, aient lieu hors mariage... Mais la société chrétienne n'était pas non plus spécialement démocratique... Alors ?...
L'essai nous donne quelques éléments de compréhension - peut-être de solution... Et résonne particulièrement aujourd'hui : ce serait la notion de plaisir qui serait au centre de tout : donner serait honteux, tandis que prendre édifierait. de là les scandales contemporains, les frustrations, les bottom power, le féminisme viril et l'investissement du concept de "masculinité toxique » : il s'agirait de nos jours de savoir qui prend à qui pour savoir qui est victime de qui et donc qui doit se plaindre de qui... Où l'on saisit que cette conception très inégalitaire, anti-psychanalytique et passablement fantasmée d'êtres ravisseurs et de créatures ravies ne peut en effet que produire des catastrophes… parce qu'elle est complétement en désaccord avec ce que la psychologie, la sociologie, et tous les mots en -gie ont apporté à la culture depuis qu'ils existent.
Si l'on reprend depuis le début, il convient alors de rétablir les axes de la légalité selon ceux de la culture et d'établir ceux de la culture selon la réalité des besoins et des expériences vécues, individuellement et socialement. Ces dernières menant à ce qu'une personne donne autant qu'elle reçoit (principe d'égalité), de la manière qui convient aux parties prenantes (principe de liberté, qui implique que la liberté puisse s'exercer et soit reconnue, ce qui impose la majorité si un.e adulte est partie prenante et la pleine possession des moyens intellectuels si un.e interventant.e en est doué.e (et un encadrement légal sinon)). Reste ensuite la question de la fidélité - qui semble se rapporter à la question patrimoniale (en cas de naissances) et à un accord inter-individuel (y a-t-il blessure narcissique au sein de notre couple si je, si tu ?).
La dignité du pater se résorberait alors dans une dignité de "responsabilité" - qui est celle de l'adulte "citoyen", quel que soit son genre - et l'interdit (culturel plus que légal) se limiter à la modération des pratiques et des comportements - Où la suspicion de manque d'autonomie intellectuelle par la publicité de comportements outranciers des Romains semblerait donc toujours valable ?...
Reste la procréation et la gestion patrimoniale... le mariage et la fidélité seraient-ils garants de la lisibilité de la loyauté des relations au sein du couple ?... Mais la notion patrimoniale est-elle nécessairement une question socialement partagée et ne serait-elle pas plutôt une question individuelle ("je ne transmettrai Jamais mes biens à Tes enfants !" versus "notre société prône le partage et le bien commun, mon patrimoine est finalement peu de choses en regard de la valeur des biens communs, si bien qu'ils peuvent bien être partagés, surtout que je ne veux pas que mes biens obèrent la liberté des enfants de se constituer eux-mêmes un environnement de vie qui leur soit propre…") ? La multiplicité des contrats (pacs, mariage, et peut-être d'autres sont-ils à prévoir : multipacs (plusieurs adultes vivent sous le même toit sous le régime de la communauté) ? multimariage (je ne précise pas...)) seraient-ils une réponse "démocratique" (intersexe, égalitaire, libertaire, solidaire) à la question de la libido ?
Reste une question qui revient à chaque fois qu'il est question de multiplicité : comment et de quelle manière organiser malgré tout l'univocité de la culture si tant de modes de vie sont tolérés au sein de la société ? Et n'y a-t-il pas un risque de dislocation du sens même de "société" ? Dès lors, comment le maintenir ?...
Ah, ça...
Bon, pour répondre, on pourrait dire que l'éducation n'a pas à se priver de la manière dont l'enfant devient adulte : dont l'enfant acquiert la liberté de penser et la responsabilité. Il suffit alors que les systèmes éducatifs présentent d'abord aux enfants les principes les plus limitatifs (les plus contraints) : ceux qui ne sont attaquables ni du point de vue culturel (je ne choque personne), ni du point de vue social (la transmission est assurée), ni, évidemment, du pont de vue légal (disons, de la légalité contemporaine à la transmission éducative) (je n'enfreins pas la loi) : ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants… Sans trop insister naturellement, puisque le reste de l'éducation n'aura pour visée que d'ouvrir ce schéma initial à des modes de vie beaucoup plus libres, et se rapportant à la responsabilité individuelle plutôt qu'à l'obéissance (à des conventions, des principes, et même - à la loi, puisque c'est le principe démocratique que la culture ait la capacité à la faire évoluer...) quand l'âge de raison donnera la possibilité aux « citoyen.ne.s en devenir » de remarquer que « dans la vraie vie », ça ne se passe pas comme ça (le « j'ai remarqué que le père noël du supermarché avait la peau foncée alors que celui de la maison ressemble beaucoup à papa »… devient « le prince et la princesse se marièrent pour la vie et eurent beaucoup d'enfants, d'accord, mais Lucie et Patricia ne sont pas mariées et Paul et François n'ont pas d'enfants et papa et maman ont divorcé, je ne comprends pas : on m'aura menti ?... »).
Maintenant, à la réflexion, il est vrai, il reste une question : que faire si, après que les comportements se sont exprimés l'un.e ou l'autre, finalement, prétend qu'il y a eu forçage de la libre volonté ? que la liberté n'a pas été exprimée et que l'un.e a été victime de l'autre qui a pris ce que l'un.e, en fait, a donné, mais ne voulait pas donner ?... Faudrait-il faire signer des contrats « avant-acte » ? Oui, mais alors on en revient à refuser les relations avant d'avoir signé le contrat, ce qui a déjà été fait et se nomme... les fiançailles et le mariage… et la société religieuse... Où la notion de démocratie, de responsabilité et d'infamie ne semblent aucunement tenir ni dans la loi ni dans la tradition mais bien plutôt dans la culture… on y revient... CQFD… 😊
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