AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de enkidu_


L’extraordinaire puissance normative de la langue arabe provient à la fois de son rôle de langue sacrée et de son caractère archaïque, ces deux choses étant du reste connexes : c’est son archaïsme qui prédestinait l’arabe au rôle de langue sacrée, et c’est la révélation coranique qui actualisa en quelque sorte sa substance primordiale. L’archaïsme, dans l’ordre linguistique, n’est d’ailleurs pas synonyme de simplicité structurale, bien au contraire : les langues s’appauvrissent généralement avec le temps, elles perdent peu à peu la richesse du vocabulaire, la faculté de varier les divers aspects d’une seule et même idée, ainsi que le pouvoir de synthèse et la faculté d’exprimer beaucoup de choses en peu de mots. Pour compenser cet appauvrissement, les langues modernes se compliquent sur le plan rhétorique ; elles gagnent peut-être en précision superficielle mais non pas en contenu. Les historiens des langues s’étonnent que l’arabe ait pu conserver une morphologie qu’atteste déjà le code d’Hammourabi, du XIXe ou du XVIIIe siècle avant l’ère chrétienne, et un phonétisme qui perpétue, à un son près, la très riche gamme sonore attestée par les plus anciens alphabets sémitiques retrouvés(1), et cela sans qu’une « tradition littéraire » fasse le pont entre cette lointaine époque des Patriarches et le temps où la révélation coranique devait à tout jamais fixer la langue.

L’explication de cette pérennité de l’arabe réside précisément dans le rôle conservateur du nomadisme : c’est dans les villes qu’une langue s’effrite ; elle s’use avec les choses et les institutions qu’elle désigne. Les nomades, qui vivent en quelque sorte hors du temps, conservent mieux leur langue ; elle représente du reste le seul trésor qu’ils puissent emporter avec eux dans leur vie pastorale ; le nomade garde jalousement son héritage linguistique, sa poésie et son art d’orateur.
(...)
La langue arabe comporte la possibilité de condenser toute une doctrine en une formule brève et concise comme un diamant. Cette possibilité expressive, il est vrai, n’est actualisée pleinement que dans le Coran ; elle n’en est pas moins congénitale de l’arabe et se reflète à sa manière dans l’art arabo-musulman, car celui-ci n’est pas seulement rythmique, il est aussi cristallin (...) affirmer que le Coran est de la poésie arabe, parce qu’il comporte des passages à rime monotone comme le rajaz bédouin, serait une erreur ; mais nier que ses monotonies et ses discontinuités abruptes ne correspondent pas profondément à l’âme arabe, en serait une autre (...) de même, l’état d’harmonie intérieure qu’engendrent les paroles et la magie sonore du Coran se situe sur un tout autre plan que la satisfaction que peut offrir, par exemple, la poésie parfaite. Le Coran ne satisfait pas, il donne et il enlève en même temps ; il élargit l’âme en lui prêtant des ailes, puis la terrasse et la dépouille. Pour le croyant, il est, tel un orage, réconfortant et purificateur à la fois. L’art purement humain n’a pas cette vertu. C’est dire qu’il n’existe pas de « style » coranique qui puisse être transposé tel quel dans l’art. Mais il existe un état d’âme que la récitation du Coran entretient, qui prédispose à certaines manifestations formelles et en exclut d’autres. Le diapason coranique allie toujours la nostalgie enivrante à la plus grande sobriété : rayonnement du soleil divin sur le désert humain.

(1) Les plus anciens alphabets sémitiques comptent 29 sons ou lettres, dont l’arabe a conservé 28, le son « perdu » étant une variante du s. Il se peut que la réduction de l’alphabet à 28 lettres traduise une intention symbolique, car certains auteurs arabes font correspondre les sons aux 28 mansions lunaires ; le cycle phonétique allant des gutturales aux palatales, dentales et labiales retrace les « phases lunaires » du son primordial émanant du soleil. (pp. 81-82, 88 & 90-91)
Commenter  J’apprécie          10









{* *}