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Critiques de Valéry Laurand (1)
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La politique stoïcienne

Alors que le stoïcisme est aujourd’hui principalement invoqué dans le cadre de l’éthique, et plus particulièrement du développement personnel et des thérapies cognitives et comportementales, dans La politique stoïcienne, Valéry Laurand démontre avec brio qu’en se fondant sur les écrits des auteurs stoïciens, nous pouvons définir une théorie de l’action politique. Ce faisant, il resitue la place de l’autre et relativise la proéminence du je dans cette pensée parfois qualifiée à tort d’individualiste.



Le premier constat qui doit être fait, c’est que le Stoïcisme, contrairement à l’épicurisme, ne fait pas du sage un être apolitique. Bien au contraire, selon une anecdote historique, l’un des premiers auteurs stoïciens, Chrysippe, affirme dès l’antiquité que « le sage participera à la vie politique si rien ne l’en empêche ».



Qu’elle soit juste ou erronée, cette prescription a en tout cas été mise concrètement en application : de Sénèque qui essayait d’influencer Néron dans ses écrits, au bien connu Marc Aurèle, empereur romain, en passant par Thrasea Paetus, sénateur stoïcien qui choisit l’absence et le silence au Sénat pour contester le même Néron… Les Stoïciens politiques ou qui ont essayé d’influencer la politique sont nombreux. Dès lors, comment et par quoi se détermine l’action politique du sage et du progressant ?



La première partie du livre de Valéry Laurand revient sur la notion d’oikeiôsis, essentielle pour bien comprendre l’éthique stoïcienne derrière l’action politique. L’oikeiôsis peut se définir comme « l’impulsion première de l’animal [qui] a pour objet de se conserver lui-même ». C’est la capacité de chaque être vivant à « repousse[r] ce qui lui est nuisible et accepte[r] ce qui lui est approprié ». Le thon par exemple, cherche les maquereaux et petits poissons pour se nourrir, car son oikeiôsis, son impulsion de conservation (sorte de pulsion de vie) l’incline naturellement à chasser cela. En revanche, il évitera soigneusement le grand requin, qui est une menace à sa conservation, à son appropriation à soi-même. Or, c’est cette même oikeiôsis qui l’incite à ne pas se diriger vers les grands requins. Tous les êtres vivants disposent de cette inclination naturelle, l’Homme compris.



Chez l’Homme justement, cette oikeiôsis est un peu plus complexe. Car si elle est naturelle au début (disons jusqu’à l’âge de sept ans environ), il peut s’en écarter et faire de mauvais choix par la suite. C’est-à-dire des choix qui menacent directement son appropriation à lui-même. Cette possibilité d’adhérer ou non au chemin tracé par l’oikeiôsis fonde à la fois la grandeur et la misère de l’Homme. Sénèque compare l’oikeiôsis de l’être humain à un « germe de vertu » qui ne peut se développer que si l’on suit le mouvement naturel voulu par la nature.



Suivre le mouvement naturel voulu par la nature, cela signifie suivre l’impulsion de l’oikeiôsis en ce qu’elle est un « double-mouvement vers soi-même, dirigé vers l’autoconservation et l’amour de soi, et vers le monde extérieur, en tant que le soi que l’on conserve est toujours un soi, comme le dit V. Goldschmidt, « en situation » dans un monde qui lui procure les moyens de subsister. » Certaines choses sont à rejeter, d’autres sont à préférer. Sachant que selon les circonstances particulières, les choses rejetées peuvent devenir préférables et réciproquement. La salade par exemple, est un indifférent pour le chat. Il n’en mange pas, il la rejette. Cependant, pour se purger, la salade devient quelque chose de préférable. Elle prend une valeur soudaine qu’elle n’avait pas avant aux yeux du félin.



De même, l’Homme qui suit l’oikeiôsis sait parfaitement reconnaître la valeur des choses selon les circonstances particulières. Ce que l’insensé ne sait pas faire (et même s’il fait les bons choix, cela ne résulte pas de sa soumission aux lois de la nature comme pour le sage). Cette capacité de jugement conduit le sage à choisir uniquement les choses bonnes pour lui. « Le sage montre sa vertu dans la justesse de ses sélections, parce qu’en elles c’est le bien qu’il choisit, en privilégiant la convenance ».



Valéry Laurand s’emploie alors à démontrer que si l’on suit le mouvement de l’oikeiôsis, il faut en toute logique passer de l’amour de soi à l’amour des autres, dans un intérêt bien compris. La raison en est que dans l’intérêt propre réside rationnellement la satisfaction de l’intérêt commun. Le crabe par exemple, peut se loger dans la coquille de la pine et se protéger. Et c’est parce que la coquille est utile à lui qu’il est utile à celle-ci, sans forcément faire quelque chose de spécial pour elle. Chez l’Homme, cette même loi n’est pas providentielle mais prescriptive. Il est donc dans son intérêt de chercher le bien d’autrui, en vue de son propre intérêt. Les cités et les conseils sont le résultat de la compréhension de cet intérêt bien compris. Les hommes se sont réunis rationnellement pour mieux pourvoir aux intérêts de chacun. Satisfaire l’intérêt commun, c’est satisfaire son propre intérêt.



Ce développement du « germe de vertu » conduit à considérer progressivement et symboliquement tous les hommes comme des frères et des sœurs au sens ou la relation fraternelle et sororale implique un respect et des obligations réciproques. Pour le sage, il n’est cependant pas important que cet amour soit réellement réciproque. Car beaucoup d’Hommes sont des insensés dans la cité.



La justice stoïcienne, prescription de la nature aux fondements des relations humaines, s’incarne également dans la capacité de discernement et de jugement du sage, qui tient toujours compte du contexte. Il juge autrui selon les circonstances particulières et selon sa possibilité de progression vers la vertu. Lui-même se soumet à la justice naturelle. Cicéron donne l’exemple suivant :



« Si un insensé [un frère, une sœur] a saisi une planche de l’épave d’un naufrage, le sage ne la lui arrache-t-il pas, s’il le peut ? – Non, répond-il, car ce serait une injustice. […] Si’l n’y a qu’une seule planche, deux naufragés, tous deux sages, l’un la ravira-t-il à l’autre pour lui-même ou bien la cédera-t-il à l’autre ? – De fait, qu’il la cède, mais à celui dont la vie importe le plus ou bien à lui-même ou bien à la République. – Comment ? Si ces choses sont égales pour les deux ? – Il n’y aura pas de rivalité : sinon comme par tirage au sort : l’un vaincu la cédera à l’autre, vainqueur. »



Les règles de justice s’imposent donc toujours. Et même si la vie du sage vaut plus que celle de l’insensé pour le bien de la cité, il ne commettra aucune injustice, il ne volera pas la planche que l’insensé a reçu en premier.



Le sage se soumet donc à la loi de la nature – par l’intermédiaire de l’oikeiôsis qui le guide naturellement – et mène la meilleure des vies possibles. Son intérêt bien compris passe nécessairement par la prise en compte de l’intérêt des autres. Prendre en compte l’intérêt des autres, c’est se faire pédagogue, nomothète (celui qui écrit les lois) et ami de l’autre, en vue de le mener sur le chemin de la vertu, chemin qu’il faut toujours choisir car c’est le chemin de la nature, de l’oikeiôsis, qui permet à l’Homme de choisir les choses qui lui sont bien. Dans son évolution, le sentiment d’appropriation à soi-même oriente donc naturellement le sage vers la politique.



Deux cités sont à distinguer : la Cité universelle et la cité des hommes. La cité universelle, englobante, parfaite, réelle, que font vivre les sages en respectant les lois de la nature, coexiste avec les cités de hommes, toujours imparfaites, insensées et éloignées des lois de la Cité universelle. Il faut séparer le droit naturel qui est exprimé par la vertu et le droit institué des cités (qui est un droit non naturel et une sorte de compromis perfectible entre la loi naturelle et les conditions de vie des citoyens).



Dans la Cité universelle, c’est la vertu qui règle les alliances. Aucune femme n’appartient à un homme et vice versa. Par exemple, si les circonstances particulières exigent une séparation, le sage le fera, toujours avec l’intention de la vertu. Dans la morale stoïcienne, l’intention de l’acte compte effectivement plus que la finalité de l’acte. Les sages participent ainsi à la vie politique de la Cité universelle en ce qu’ils suivent la loi naturelle. C’est précisément cela être « citoyen du monde. »



Dans les cités des Hommes, la justice est secondaire, imparfaite. La cité elle-même est un « intermédiaire inabouti, […] appelé à progresser vers la vertu, mais qui en reflète l’exigence de justice ». On pourrait d’ailleurs juger de la valeur de la cité en fonction des insensés qui la peuplent. Et puisque les cités sont imparfaites, et que les sages peuvent participer à la vie politique si rien ne les en empêche, alors la politique stoïcienne doit avoir pour objectif de conduire les insensés vers la vertu, de les aider à développer leurs germes de vertu, d’étendre les relations entre les hommes, de les faire devenir citoyens du monde.



La théorie étant établie, qu’en est-il dans la pratique ? Valéry Laurand s’intéresse tout d’abord à la notion de propriété privée. Deux visions « s’affrontent » dans le stoïcisme : une vision qu’on pourrait qualifier de « pré-capitaliste » et une vision plus « socialiste ».



Dans la première vision, l’Etat ne doit intervenir dans « les affaires privées (réglées par les échanges des particuliers) qu’en encadrant par des lois ces échanges, afin qu’ils soient conformes aux intérêts de chacun ». Même si les biens matériels sont des indifférents pour les stoïciens, ils considèrent que maintenant que la propriété privée existe (peu importe son origine), on n’a plus le droit de changer la situation actuelle. L’Etat doit protéger la propriété individuelle et tout faire pour que les conditions soient favorables à un accroissement de celle-ci (en s’interdisant de prélever quoi que ce soit sur les uns pour le donner aux autres). Qu’il y ait des personnes très riches importe peu, du moment que les besoins nécessaires sont partout satisfaits. Ici, « l’intérêt particulier fonde l’intérêt général ». Cette conception a été notamment portée par Diogène de Babylone, Panétius et Hécaton.



Dans la vision socialiste, inspirée par la réforme des Gracques, soutenue par Antipater de Tarse et Blossius de Cumes entre autres, l’intérêt particulier et l’intérêt général se tiennent. L’Etat doit « redistribuer les richesses afin de respecter une égalité absolue dans leur répartition, de telle sorte que chacun tire un égal profit de ce que la Nature a donné à tous les hommes. »



Dans ces deux conceptions, la propriété privée est en tout cas considérée comme légitime. Sénèque et Musonius se montrent éloignés du modèle pré-capitaliste en insistant sur le fait que l’Etat doit se contenter de peu et fournir peu (et les citoyens devraient s’en contenter). Le peu, cela signifie les possessions de ce qui sert directement à la survie de soi-même et des siens (« tout ce qui ne se vole pas, ce dont on peut assurer la conservation »). Ce sont les biens nécessaires en quantité suffisante. Les autres biens, c’est-à-dire le surplus de biens nécessaires ou les biens transformés (début du luxe) doivent pouvoir être aliénés des individus si la demande en biens strictement nécessaires le justifie. Chacun doit pouvoir jouir des biens nécessaires à égale proportion, car la cité doit suivre la loi de la Nature. Dans cette perspective, la conception politique stoïcienne semble s’opposer à l’économie de marché néolibéral.



Dans une dernière partie, Valéry Laurand précise la participation politique du sage. En réalité, ce sont les circonstances particulières de son époque qui le poussent à participer à la vie politique de sa cité en plus de sa participation à la vie politique de la Cité universelle. Dans cette perspective, la cité est un « relais qui permet aux insensés de connaître une approximation du lien social que l’oikeiôsis exige. C’est un lieu privilégié mais ambiguë de l’action du sage », car la cité est une réunion d’insensés où les hommes se pervertissent mutuellement en s’entraînant dans le vice. La plupart des stoïciens recommandent ainsi un isolement relatif à la campagne, le temps de se forger le caractère nécessaire, avant de revenir à la ville, armé de la vertu et prêt à faire de la politique.



Le sage participe à la vie politique de la cité de plusieurs manières. Par ses écrits, ses méditations, ses spéculations philosophiques (comme le fait Sénèque vis-à-vis de Néron), qui ont un effet concret dans la petite cité (Socrate fut d’ailleurs condamné pour cela), soit en prenant part à la vie politique de la grande Cité, qui a toujours des répercussions sur la vie de la petite cité. Zénon de Citium, citoyen du monde, fut ainsi honoré par les citoyens d’Athènes à sa mort. Soit, par sa participation directe, en tant que sénateur, conseiller, administrateur…



Quoi qu’il en soit, le premier des engagements pour le sage est de se marier et de faire des enfants (en vue de les éduquer selon le système stoïcien évidemment), car il participe ainsi à la vie de la Cité universelle en même temps que la cité particulière.



Ensuite, en tant que nomothète et éducateur, le sage doit tenir compte des particularités de la cité dans laquelle il administre. C’est-à-dire qu’il adapte ses stratégies selon les conditions de vie de son peuple, sa culture, ses spécificités propres inscrites dans la constitution. Toutefois, l’objectif reste d’en faire des citoyens du monde, modèles de vertu et d’humanité. Le sage sera donc sans pitié dans son jugement. Quand bien même ceux qu’il juge sont ses frères et ses sœurs. Il est effectivement juste qu’un mauvais comportement tombe sous le coup de la loi de la nature que le sage incarne. Les modalités de la sanction ne sont toutefois pas précisées par Valéry Laurand.



Partant de ce rôle politique, le sage doit composer avec la cité dans laquelle il arrive. Il n’y a ainsi pas de régime idéal pour son activité politique (même si l’on peut imaginer que la tyrannie n’est pas le meilleur des systèmes dans cet objectif), ni de recherche d’une constitution idéale, mais simplement une volonté réelle « de contribuer au bien de la cité, [et] à enseigner aux hommes à vivre selon les volontés de la nature. » Comme le dit l’auteur à la conclusion de son analyse, la finalité de l’action politique du sage est d’ « amener les hommes à la vertu et au bonheur de vivre ensemble, unis par l’amitié réciproque que seule permet la justice. »



Avant de conclure, précisons que la figure du sage vertueux comme de la cité particulière adéquate à la Cité universelle constituent des idéaux et les Stoïciens en ont bien conscience. L’objectif n’est pas d’atteindre ces idéaux, mais de s’y approcher autant que possible. En d’autres termes, la nature propose un idéal qui fait office de point directeur pour le gouvernement des Hommes et de soi-même. Par « sage », il faudrait entendre de facto « celui ou celle qui est au plus proche de la vertu ».



Finalement, le livre érudit de Valéry Laurand apporte des éclairages pertinents sur le lien non évident entre stoïcisme et politique. Ce faisant, il isole la thématique politique et lui donne une consistance réelle en s’appuyant à la fois sur les auteurs stoïciens, les philosophes et les chercheurs modernes. Partant du germe de vertu qu’est l’oikeiôsis, il explique son développement naturel qui conduit l’individu à s’aimer soi-même, puis, dans une progression linéaire, à aimer ses proches, ses amis, ses concitoyens et finalement l’humanité. En devenant ainsi citoyen du monde, le sage participe en parallèle au bien de la cité ; participation qu’il peut et doit compléter par une action politique plus « concrète », si le destin le permet. Dans ces conditions, la citoyenneté du cosmos n’entre pas en opposition avec la citoyenneté de la cité. L’une et l’autre coexiste. Et plus la petite cité est proche de la grande, plus les citoyens qui la peuplent sont proches de la vertu, du vivre ensemble, de la sérénité et du bonheur.


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