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Citation de Charybde2


La pensée que l’humanité puisse ne pas perdurer a été remplacée par la peur qu’elle s’en sorte.
Traversant le terrain d’un bout à l’autre, le Jugement dernier faillit presque remporter le match autrefois. Ce fut un demi-cataclysme – un clysme, donc. Un essai non transformé. Un tiers du monde tomba malade au cours des trois années où sévit la peste noire : 1348, 1349, 1350. Et la peste abattit quatre fois sa faux, réduisant au final l’Europe à la moitié de ce qu’elle avait été au siècle précédent : en 1388, 1389, 1390. On pensait alors que la maladie était le Malin devenu armée. On disait que c’était le siècle de Satan. Diabolus in musica. C’était avant la troisième bataille d’Ypres. La population de la planète diminua d’un cinquième.
Ceux qui contractèrent la peste et survécurent : ils indiquaient à Joseph Skizzen la fâcheuse éventualité que l’homme pût se défiler à l’heure de l’Apocalypse, un mort par seconde ne suffisant pas, et réchapper au carnage, esquiver les meutes de météores, croupir dans des bunkers pendant tout le temps d’une guerre totale tandis que les canons râlaient pour saluer notre dernier souffle comme si l’horreur était une cérémonie, puis en sortir pour chanter les bombes qui explosent, supporter les rafales de millions d’armes aux détentes amoureusement pressées jusqu’à complet épuisement des munitions de toutes les nations, quand toutes les balles domestiques auront détruit jusqu’au dernier voisin en vie, et dans le silence qui suivrait la saignée on entendrait seulement s’écrouler, pierre après pierre, les palais de la finance, d’innombrables aspirateurs, obéissant à leurs propres commandements, avalant les mensonges officiels, les contrats hurlant telles des salades qu’on cisèle, les hauts cris des crucifixions bienveillantes portés par le vent comme une ode, le grincement de toutes les roues qu’on désinvente, les brèves protestations des néons qui s’éteignent, des fils dénervés ; le ralentissement de toutes les fonctions se ferait pourtant en silence, la merde récoltée dans les rues afin d’être réchauffée dans d’aberrants fours à micro-ondes, les maladies proliférant et se disputant les victimes, les machines s’épuisant puis calant sans même soupirer, jusqu’à ce que le calme pesant de la guerre achevée soit brisé par… par quoi ? Pouvons-nous imaginer des furoncles fermenter et fuser de chaque œil survivant… le pus accumulé de la perception ? Une pétarade, mais laquelle ? Celle de trompettes recrachant vingt siècles de bruit inepte à la face d’un monde déjà assourdi… Quel serait ce son, exactement ? Une vocifération faisant frémir les clous déjà fichés dans la fente du bois, puis… puis, alors que ce son leur parvient par la fenêtre, les maisons qui se soulèvent et s’affaissent sur elles-mêmes, libérées de leur socle telle la chair d’un corset ; mais de chaque tas de gravats, des ruines fumantes, des fossés remplis de cadavres consanguins, pourrait ramper alors un survivant – il était ce survivant, Joseph Skizzen, diafoirus et musicien – quelqu’un né des ruines comme les mouches de l’ordure ; et d’une grotte ou d’un bosquet d’arbres châtrés émergerait une créature capable de survivre à un régime de soupe visqueuse, voire de ses propres entrailles, et malgré toutes les catastrophes imaginables de sauver au moins un vestige de sa race avec la force, l’intérêt, le cran, de continuer à niquer, à niquer comme un croisé chrétien, la bite encore bien roide, et assez de sperme pour engendrer, niquer encore, même amputé d’une jambe, même boiteux, niquer toujours, la langue tranchée, niquer, un œil en moins, niquer, afin de se multiplier, d’abord pour se répandre puis pour se rassembler, conférer, s’interroger, inventer, philosopher, accumuler, comploter – et s’interroger, pourquoi ce châtiment ? Se demander : pourquoi cette douleur ? Pourquoi avons-nous – parmi les nous qui furent – survécu ? Qu’a-t-il été accompli qui n’aurait pu l’être autrement ? À quoi bon des bébés si c’est pour les emballer brutalement dans la terre ? Qui d’entre nous a trahi notre foi ? Comment expliquer notre déveine ? Quel plan divin fut accompli par ce désastre ? Pourquoi les anciens ont-ils été torturés par les morts qu’ils étaient sur le point de pleurer ? Pourquoi ?… Mais n’étions-nous pas spéciaux ? Nous autres, les rescapés, sans un arbre où grimper, nous qui avons été épargnés, sauvés en vue d’un instant de splendeur ! Se voir remettre le trophée, accorder un prix ; parce que le Livre des Livres, en lequel nous avions foi, nous autres pauvres fous, affirmait que quelques-uns seraient sauvés ; parce que les bons, les grands, les bien nés et les mieux introduits, les riches et les gloires de ce monde, s’en sortiraient, et… et… nous y croyions, nous le savions, Dieu veille à notre heureux dénouement, il y veille, y veillera, s’il n’est pas déjà repu, s’il ne décide pas de nous plumer le dos, la tête et le bec, à nous autres pathétiques alouettes.
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