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Citation de hcdahlem


Préface du livre
Je rassemble ici mes inouïs. Je les recueille. Je leur donne l'asile qui depuis l'enfance m'est promis. Asile social. Asile littéraire. Asile politique. Asile psychiatrique.
Qui sont mes inouïs? Les écrivains en premier lieu. Tous? Non. Ceux qui ne sont pas entendus. Mais aussi bien ceux que je me suis efforcé malgré tout de saisir, à travers quarante-cinq ans de lecture, d'écriture, d'activité critique, d'interventions, de polémiques ou d’entrevues. Poètes, écrivains, artistes. Comédiens, metteurs en scène. Parfois célèbres, souvent méconnus, toujours inconnus au vrai sens du terme: invisibles, inaudibles. Mal vus mal dits, d'après le titre de Beckett.
Je tiens pour acquis que tout écrivain, tout artiste est par définition inouï. Y compris dans l’autre sens du mot: insensé, extravagant, délirant, fou à lier. C'est une conviction très ancienne, une superstition de lecteur, peut-être, une absolue certitude, pourtant, comme chevillée au corps et à l'esprit, qui me vient du premier livre qui m’ait transformé : Moravagine, de Blaise Cendrars.
Jamais ou presque je n’avais parlé de ce roman, l’un des plus improbables du XXe siècle, l’un des plus irréguliers, l’un des plus gênants. Jamais je n’avais parlé des conditions pour moi également inouïes de sa lecture. Parviendrai-je à faire entendre pourquoi ce livre m’aura sourdement et contre toute raison (fort loin, parfois, de mes choix affirmés) tenu lieu de modèle simultané d'art romanesque, d’art poétique, d'art théorique et même d'art politique? À mes risques et périls.
Du moins est-ce sous son signe, ou plutôt sous la lumière blafarde qui m'en parvient, comme on pourrait se tenir sous une constellation, metton, celle d'Orion, que j'organiserai à l'identique les cinq sections de ce recueil qui sera structuré comme un roman, reprenant à mon compte les titres mêmes « l’économie générale de la Préface et des trois parties de Moravagine. Quant à la cinquième section décalquée, l’ultérieur Pro domo, elle pourrait constituer une petite poétique privative, diffusant, par intermittence, à la manière d'une étoile filante, sa poudre d'artifice dans le cosmos inorganisé du texte.
On lira une suite d’essais, d'entretiens, d’articles, pour la plupart initialement publiés, depuis 1975, dans quelques revues et surtout dans la presse, en Suisse francophone et en France. Suite que je m’efforcerai de traiter alphabétiquement et non chronologiquement (selon la principale leçon structurelle de Moravagine et de ses vingt-six chapitres, de a) Internat à z) Épitaphe), comme si elle était encore manuscrite, comme si je l’avais plus ou moins retrouvée, en « Isle de France», dans « une petite maison », dans le « grenier fermé à clé > de cette maison, dans «une malle à double fond » contenant dans « le compartiment secret (...) une seringue Pravaz» et « dans le coffre même» ladite suite manuscrite, formant une manière d’autoportrait en lequel j'hésite aujourd’hui à me reconnaître.
Mais n'est-ce pas l'expérience à laquelle est confronté chaque sujet se mêlant d'écrire ou de s’écrire (cela revient au même, et cela revient toujours à la même adresse)? N'est-ce pas l’expérience que j'aurai tenté d’interroger, de retracer, de traquer, de répéter dans les mille et une, ou mille e tre pages - dans de nombreuses pièces de théâtre et leurs mises en scène, aussi — qu’en collectionneur précoce voire égaré, mais endurant, j'aurai lues ou écrites ? Frayées ou fréquentées, comme...
Ce que je tente de cerner ne prétend pas à une quelconque vérité scientifique, à une quelconque expertise. Pas davantage, en tout cas, et toutes proportions gardées, que les nombreux chapitres ou éléments théoriques et philosophiques de Moravagine. Ce qui se lira ici d’apparemment sérieux ou d'effectivement informé pourrait être considéré comme une vaste fiction critique, comme dit par un personnage de roman. Et je crois bien l'avoir pressenti, je crois bien avoir voulu, toujours, laisser parler en moi ce personnage de roman, fût-il présenté comme journaliste débutant, reporter autoproclamé, jeune auteur engagé, critique littéraire, théâtral, cinématographique... pigiste à la petite semaine... poète (ainsi que le surnomme avec dédain le tout-venant), partisan de l'Art nouveau, dans le sillage de son maître — mais lequel ?
Avec le recul, je vois bien que j'essayais alors mes théories, mes voix, mes convictions, mes engagements, comme Raymond la Science les essaie tout au long de son récit, puisque c'est lui qui parle, ou à travers lui que parle Moravagine, Raymond la Science ? Je vois bien que les figures, les sujets, les motifs, les œuvres qui m'attiraient et qui m'attirent encore, m'attiraient pour leur part de soufre ou ce que je prenais pour telle.
En somme, je tenais à m’approcher des livres, des spectacles, des auteurs évoqués à la façon de l’aliéniste, anarchiste et terroriste Raymond la Science, ainsi nommé par l’auteur-personnage Blaise Cendrars («qui» apparaît en jeune inventeur penché sur la maquette en bois d’une hélice de l’avion aux commandes duquel Moravagine allait rejoindre Moscou et Tokyo, traverser le Pacifique et l'Atlantique, épater le monde, le détruire, sans doute, mettre le cap sur la planète Mars) - Raymond la Science, donc, s’approchant du dévastateur idiot qu’il prétend étudier: « Enfin j'allais vivre dans l'intimité d’un grand fauve humain, surveiller, partager, accompagner sa vie. Y tremper. Y prendre part. Dévoyé, déséquilibré, certes, mais dans quel sens? » (chapitre e) Son évasion).
En 1926, quand paraît le roman, tout lecteur sait que Raymond la Science était le surnom de Raymond Callemin, membre de la bande à Bonnot, condamné à mort et guillotiné en 1913. Aujourd'hui, tout lecteur de Moravagine sait qu’il ne peut traverser ce livre sans reprendre à son compte le flaubertien «Moravagine, c'est moi» de Cendrars. Tout lecteur contemporain de Moravagine est un lecteur-caméléon, un ectoplasme de cet Ectoplasme majeur, tour à tour enfant martyrisé, prince déchu, nobliau sans royaume, Jack l’éventreur ou Fantômas, révolutionnaire russe, bombiste, explorateur, Indien bleu, démiurge et dieu vivant, gentleman anglais, cowboy, aviateur, morphinomane et graphomane, « martien », pensionnaire de fort, de prison ou d’asile successifs.
Je ne le savais qu'obscurément lorsque, sous son influence, je réglais ou plutôt ne réglais pas ma distance avec mes maîtres et mes modèles, critique en herbe (et longtemps, je le suis resté, j’ai même jauni en l’état) construisant son ABC de la Critique dont je reprends l’idée à L'ABC du Cinéma, autre titre du même auteur.
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