“Je le regarde pendant qu’il conduit - c’est son tour - il conduit bien, il a une élégance naturelle qui m’attire et m’excite parce que c’est une élégance instinctive, animale, sans rien de ce caractère étudié, trahissant hélas tant de recherches et de tentatives, qui s’attache à tous mes gestes. Il conduit et, souvent, nous parlons; et de temps en temps il se tourne et sourit et je suis le jeu des muscles sur son cou et ses bras à travers sa chemise ouverte : il fait chaud et nous avons ouvert les vitres, et je regarde sa peau, je regarde ses cheveux courts que le vent fait à peine bouger. Je regarde comme un idiot ses longs cils de profil, et ses yeux qu’il ouvre tout grands, de temps en temps, vers moi, à sa façon que j’adore : comme si je devais à chaque fois définir leur couleur, tour à tour plus ou moins verte, plus ou moins grise, que la mer, là-bas, à notre gauche. Et hébété, ensorcelé, carrément amoureux, je regarde ses dents qui luisent, et sa langue qui s’agite entre ses lèvres; cela fait des mois maintenant que je rêve de poser là un baiser, c’est un désir irrésistible et je voudrais tout bonnement lui dire : “ Luciano, ce sont des choses que d’habitude on ne dit pas, mais j’ai de l’affection pour toi, tu m’es sympathique, tu me plais beaucoup, veux-tu être mon ami, mon ami pour de bon ?”
“je ne serai plus jamais enfant, et même, je ne le souhaite pas, mais cela m’as beaucoup plu.”
Sa maison était blanche comme doit l'être une maison dans les bougainvillées, et sous nos pieds vieillissait en fûts de chêne le vin qui réapparaîtrait à la fin de la guerre dans les grands hôtels d'Angleterre et d'Amérique. L'odeur lourde qui flottait dans la cave nous saluait familièrement lorsque nous ouvrions la porte verte pour prendre nos bicyclettes: chez nous aussi, la remise trop vaste pour l'automobile sans pneux ne servait plus de remise que dans un angle seulement ; le reste, envahi pra les cuves et les casiers de ciment, faisait office de cave modèle pour les tentatives d'un marchand de vin amateur, mon père, en proie à la passion des grands crus.
Pour moi il est toujours plutôt embarrassant de parler de mariage avec Giuliana, car elle aussi est plus proche de trente ans que de vingt. Un très beau visage, un teint splendide, mais elle est plutôt grande et d'une allure massive avec de larges épaules (...). Elle a le rire et l'appétit facile des personnes adipeuses, et leurs colères magnanimes. Elle marche pieds nus sur l'asphalte, et je crois que c'est surtout pour que l'on admire son vernis à ongles, d'une teinte jamais vue. Elle arbore aussi d'horribles lunettes à la découpe inhabituelle. "Intellectuelle pourrie", voilà ce qu'il faudrait lui dire.