Qui étaient ces dieux déplaçaient les hommes comme des robots et chantaient des épopées par leur bouche ? C’était des voix dont le discours et les instructions étaient perçus avec autant de clarté par les héros de L’Illiade, que celles qu’entendent certains épileptiques ou schizophrènes, ou que les voix entendues par Jeanne d’Arc. Les dieux étaient des organisations du système nerveux central, et peuvent être considérés comme des personae dans le sens où ils présentaient une grande cohérence à travers le temps, où ils étaient des amalgames d’images parentales et admonitoires. Le dieu est une partie de l’homme, et le fait que les dieux ne s’écartent jamais des lois naturelles s’accorde tout à fait avec cette conception. Les dieux grecs ne peuvent rien créer à partir de rien, contrairement aux dieux hébreux de la Genèse. Dans la relation entre le dieu et le héros, il y a les mêmes échanges de politesse, les mêmes émotions, les mêmes tentatives de convaincre que celles qu’on pourrait rencontrer entre deux personnes. Le dieu grec ne s’avance jamais au milieu de la foudre, n’engendre jamais de vénération craintive ni de peur chez le héros, et il est aussi éloigné du dieu exagérément pompeux de Job qu’il est possible. Il se contente de guider, de conseiller et de commander. Il ne demande pas l’humilité ni même l’amour, et exige peu de reconnaissance. (...). Les dieux sont ce qu’on appelle maintenant des hallucinations. Ils ne sont vus ou entendus en général que par les héros auxquels ils s’adressent en particulier.
Au moment où le dieu cesse d’être vu, il devient loi... La Bible est le livre du désir nostalgique et angoissé d’un peuple subjectivement conscient de retrouver sa bicaméralité perdue.
La plupart d’entre nous retombent dans ce qui se rapproche de l’esprit bicaméral proprement dit, à un moment ou un autre de notre vie : pour certains, il s’agit seulement de quelques moments où nous ne pouvons pas penser, où nous entendons des voix ; pour d’autres, en revanche, qui ont des systèmes dopaminergiques hyperactifs, ou qui n’ont pas d’enzymes réduisant facilement les produits biochimiques d’un stress permanent en une forme éjectable, il s’agit d’une expérience plus éprouvante ; si on peut appeler cela une expérience. Nous entendons des voix impérieuses qui nous critiquent et nous disent ce que nous devons faire.
Un éclat rationnel qui explique tout ; un chef ou une succession de chefs charismatiques, bien visibles et au-delà de toute critique ; une série de textes canoniques qui se situent un peu en dehors de l’arène habituelle de la critique scientifique ; certaines gestes et rites d’interprétation ainsi que l’exigence d’un engagement total. En échange de quoi, le fidèle reçoit ce que la religion lui donnait autrefois de façon plus universelle : une vision du monde, une hiérarchie de l’importance des choses, un oracle où il peut découvrir ce qu’il doit faire et penser ; bref, une explication totale de l’homme.
Une superstition n’est, après tout, qu’un métapheur qu’on libère pour satisfaire un besoin de savoir. Comme les entrailles d’un animal ou le vol des oiseaux, ces superstitions scientistes deviennent les lieux de rites privilégiés où nous pouvons lire le passé et le futur de l’homme et entendre les réponses qui peuvent fonder nos actions.
La recherche aujourd’hui est celle d’une innocence perdue, un moment d’humanité authentique avant le basculement dans la ligne irréversible de la civilisation.