Le train dacier, Adam Zagajewski
lu par Laurent Natrella
Insaisissable est la vie et ce n'est
que dans le souvenir qu'elle dévoile ses traits,
une fois dans le non-être.
Vivre, c'est trahir ce qu'il y a en nous de plus précieux. L'amour trahit l'amour, car il doit être moins bien qu'un rêve, qu'un songe d'amour. Les héros sont vaniteux et les génies paresseux. Les maîtres se transforment en monstres, même les meilleurs d'entre eux. Les princes sont pleins de morgue. Même les meurtriers recherchent l'approbation. Hebbel a dit des suicidés: " Qui peut se tirer une balle dans la tête ne se pendra pas. " Les marchands trompent sur le poids de la marchandise et les philosophes sur les arguments. Les poètes sombrent dans le désespoir alors qu'ils proclament la joie. Et vous savez quelle est la hiérarchie en vigueur chez les mendiants? Des femmes belles se fardent le visage. Des pasteurs martyrisent leurs propres enfants. Des banquiers volent de l'or. Vivre c'est trahir, c'est être en dessous des valeurs, en dessous des exigences.
Adam ZAGAJEWSKI
La Trahison - FAYARD
MA VIE N’EST PAS ENCORE EN UN POÈME
Je ne peux pas encore vivre en un poème,
Je dois rester dans ce monde, dans cette ville
En poésie, sauf les trépassés, personne ne peut
se sentir chez soi ;
ils arrivent ici en tant que pauvres violonistes,
leurs doigts sont bleus de froid
et ils dorment longtemps sur des lits de rimes.
/Traduction Elisabeth Gerlache
Il n'est que le doute
Il n'est que le doute,
Brusque hochement de tête qui dit « non »,
la voix suspendue sur une question
pour sauver
l'étincelle d'éternité.
p.29
Rembrandt : philosophe méditant
L'homme qui réfléchit quitte
son corps fidèle comme il partirait
en vacances. Il croît et décroît, disparaît
et se retrouve à nouveau. Demi-jour. Pénombre.
Dentelle de la fenêtre. Paresseusement
l'escalier en colimaçon se hisse.
Derrière la fenêtre bat le pouls
du jour, du siècle,
blanche lumière de la vie. Une servante
remet des bûches dans la cheminée. Des nuages d'ombre
entourent ta tête et la nuit se dissimule
comme le vif-argent dans le long cou du thermomètre.
Doucement se met à trembler le sol,
épiderme d'hippopotame.
Peins le désir, peins le recueillement,
peins la pensée.
p.61
Traces
Partout je vois des traces de doigts.
L'homme touche le monde d'une manière
bien à lui ; impertinent, avide,
comme les enfants qui se chamaillent
pour la cerise la plus rouge.
Moi aussi je ne suis qu'une insatiable main
qui s'avance et recule, s'avance et recule
par-delà les tranchées des poèmes,
les chaises renversées, les bustes en plâtre
des souvenirs, par-delà le désespoir et le rire.
p.32