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Critique de michfred


Dépaysant. Factuel. Dérangeant.

Je viens de refermer le livre de Chinua Achebe, dégusté à petites goulées comme un vin de palme un peu fort. J'en ai encore la tête qui tourne.

Lentement, je me suis imprégnée de la vie d'un clan nigérian, régie par des règles et des traditions tout à fait étrangères à notre mode de vie et de pensée, et évoquées avec une grande clarté, un souci de la réalité quotidienne, un détachement objectif qui, curieusement, leur confère une étrangeté plus grande encore.

Okonkwo, le chef de clan, le héros – ou plutôt le « sujet »- de ce livre, est un homme dur et intransigeant, brutal avec ses femmes, sévère avec ses enfants, et vétilleux sur l'observation des règles et des codes d'honneur auxquels doit se plier, s'il veut rester respecté , un homme « titré « comme lui de trois bracelets à la cheville.

Il lutte contre toute faiblesse : celle de la tolérance envers un père jouisseur et bon à rien auquel il ne veut en aucun cas ressembler, celle de la tendresse pour un enfant pris en otage à une autre tribu, auquel il s'est attaché comme à un fils et qu'il lui faudra exécuter, celle de la préférence pour une de ses filles, fragile et forte à la fois, qui lui ressemble et qui est le fils qu'il aurait voulu avoir, celle, enfin, de la clémence envers ces missionnaires blancs, venus implanter leur église au sein de leur village, et qu'il soupçonne d'être les signes avant-coureurs d'une sujétion et d'un anéantissement de tout ce à quoi il croit et obéit.

Ce n'est pas un homme sympathique. J'allais dire : il n'est pas là pour ça.

Jamais Achebe ne tire sur la corde sensible, ni même sur celle du récit romanesque qui nous permettrait une quelconque identification. Tout au plus quelques figures moins entières, plus humanistes s'attachent à nous quelque temps comme les grattons des fleurs de coton à une étoffe : des vieux qui ne craignent plus rien et voient la mort venir avec sagesse, des jeunes hommes en plein désarroi et surtout de belles figures de femmes- la première épouse d'Okonkwo, qui a perdu tous ses enfants sauf une, et cette enfant rescapée, justement, sa fille, Ezinma.

Okonkwo, lui, est là comme un jalon rigide - terrible et pathétique, sur la route inexorable du basculement, de l'effondrement total d'un monde.

Celui du monde tribal, avec ses rites, ses dieux, sa magie, ses superstitions, ses codes, sa cruauté parfois, face à la prise de pouvoir insidieuse, d'abord, et faussement joviale d'un Dieu qui accueille les jumeaux au lieu de les exposer aux bêtes sauvages, qui ouvre ses bras aux exclus , les « osus », et les traite humainement, bref qui sape allègrement, au nom de l'humanisme, tout ce qui faisait le tissu social millénaire de la vie tribale…pour laisser la place, bientôt, à des missionnaires moins tolérants, à une administration britannique autoritaire avec ses lois, ses codes, ses prisons, ses châtiments, ses exécutions…

A tout l'appareil colonisateur, sorte de machine à broyer l'Autre. Tous les autres. Ceux qui ne nous ressemblent pas.

Sans argumenter, sans plaider, sans trancher, simplement en laissant, pour une fois, le lion parler de la chasse et non le chasseur, Achebe nous fait toucher du doigt le saccage de la colonisation.

Même si nous trouvons les rites barbares, les superstitions ineptes, le machisme et le patriarcat insupportables, la longue et patiente première partie nous fait sentir et comprendre que ce monde tribal avait tout en lui pour évoluer à sa mode, sans fracas, et pour corriger lui-même ce qui nous paraît, en lui, injuste ou cruel.

Et que provoquer son effondrement en lui imposant des lois et des règles qu'il ne comprend pas, en lui prenant ses terres, en bafouant ses croyances et en ridiculisant ses dignitaires, ce n'est pas civiliser, c'est ajouter la violence à la violence, ce n'est pas éduquer, c'est vouer un peuple à se perdre en perdant ce qui fait le sel de sa vie : sa culture.

Un très beau livre. Qui n'a pas fini de m'interroger et de me faire réfléchir..
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