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Critique de Erbin


Je voudrais ici commenter un tant soit peu le livre d'Antonin Artaud consacré à Vincent van Gogh, le suicidé de la société.

Dans ce livre, Artaud se penche sur un des plus grands peintres de l'histoire de l'humanité, le plus grand selon lui.

Or dans ce livre, il y a à la fois l'évocation puissante de l'artiste singulier qu'est Van Gogh, comme une valeur discrète en mathématiques ne peut pas être soumise à une systématisation, mais il y a aussi une thèse, un concept de réflexion.

Au milieu puis à la fin du livre, Artaud évoque le dernier tableau peint par l'artiste : il s'agit de corbeaux opulents et blafards au-dessus d'une plaine livide légèrement teintée de couleurs de vin, de mauvais vin. Cette plaine livide qui est une terre - peut-être une grande terre comme celle un jour des grandes découvertes - est en réalité peinte comme un espace liquéfié.

Ce seuil de l'existence, cet ultime déploiement au seuil du suicide, signifie finalement le sous-titre que Artaud a donné à son livre : le suicidé de la société.

Car en effet selon la thèse ou les éléments de thèse qui sont défendus dans ce livre, le socium, l'existence sociale, la cohérence sociétale, sont comme une immense brume suintante, ou une immense mer flottant au-dessus des choses vraies, des choses en leur qualité propre.

il y a là comme une propension de l'Homme, de l'humain, à l'emphase, et au fait de dévier de ses vérités par toutes sortes de redoublements, des plus rationnels aux plus fous.

Au contraire Artaud nous dit que Van Gogh est peintre et seul peintre, que son objet n'est que la peinture, la seule peinture, dans ses techniques les plus propres, les plus élémentaires.

Il y a là pour Artaud le contraire de la propension, de l'emphase de l'être social, qui d'une constante incomplétude, imperfection, difformité ne sait que poursuivre la velléité de se retrouver ou de se réformer, créant des nuées opaques, des brumes étouffantes, une mer de notions empruntées fondamentalement fausses mais qui font la congruence du socium, de la loi sociale.

Et ceci, non pas même dans un vouloir, une intention, un véhicule de lumière, mais dans l'inertie la plus avalée du socium, dans le sommeil de tous, dans ce qu'il faut savoir au plus profond de la pénombre de chacun, dans une nécessité lourde et inévitable, même pour qui a la notion qu'elle est abus.

C'est ainsi que l'aliénation selon Artaud nous rejoint au coeur des nuits.

C'est ainsi qu'à la fin du livre, Artaud - qui mourra peu de temps après l'écriture de ce livre - nous confie qu'au moment de la dernière grande exposition Van Gogh à Paris, pendant les quelques trois ou quatre mois qu'elle durera, lui n'était pas parmi ces gratifiés spectateurs voguant à la surface des flots, pour le dire comme ça, mais dans un asile d'alienés à Rodez, où il aura passé neuf années, au désespoir entre enfermement et électrochocs.

La sédimentation du socium, son entente tacite, sa propension à l'emphase, au faux, à la déviation, propension structurelle, et qui permet au plus grand nombre de vivre dans ce qu'ils nomment « la normalité », est donc pour d'autres une loi presque mythologique de pesanteur, qui les écrase ou les mutile.

Et l'humain, dans son petit drame, c'est bien de sa difformité qu'il fait une ambition de normalité ou d'excellence, et c'est bien de sa difformité qu'il figure une prétendue solution vers l'Autre ou l'Ailleurs.

Au contraire, pour Artaud, le peintre qui s'en tient à la peinture, la peinture qui s'en tient à ce qui lui est propre, c'est la voie de la lucidité : elle ne pousse pas vers l'autre ce qu'elle n'a pas elle-même... Elle s'en tient à ce qui la fait, sa précarité interne, sa constante déformation intime, et sa reformation dans le même instant, vie vitale, vie vitalisée dans ses contours mêmes.

L'objet le plus simple - Artaud nous dit que Van Gogh est au plus magnifique le plus roturier des peintres - l'objet le plus simple est alors porteur d'une magie, la magie, blanche ou noire, d'être même, vitalement en propre, là où tout le déferait.

Mais ceci n'est pas seulement une thèse conceptuelle, c'est aussi la beauté de l'art le plus exquis, celui où les éléments de tout décor, de tout paysage, sont au même seuil de leur décomposition et de leur composition, pulsant immobiles, et y incarnant la vraie vibration intrinsèque de leur être vie, de leur être chose...

Artaud a des mots extrêmement beaux pour la peinture extrêmement belle de van Gogh ; je n'ai pas leur esthétique. J'ai juste l'intelligence de comprendre, et peut-être un peu faire comprendre, que la chose est là, défaite, que la chose est là, refaite, refaite en elle-même, et que la chose est là, alors fête, et même, fête éternelle, car pulsion jubilatoire de l'être, quand même être à lui-même, de façon presque prométhéenne.

Et tout ceci, à l'aune du grand feu de Héraclite, du grand feu antique, se reprend dans le jaillissement de la peinture de van Gogh et la brillance de l'oeil intime d'Artaud...
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