Un célèbre dicton affirme : « Il n'y a pas de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ». Si vous considérez que les chaînes de diffusion de nouvelles en continu permettent de vous informer, si vous pensez que
Vladimir Poutine (et plus globalement la Russie) est isolé sur le plan international, si vous adhérez au discours de M. Lemaire qui nous a affirmé il y a plus d'un an qu'économiquement, la Russie allait s'effondrer, si vous ne voulez pas voir que l'inflation y est bien moindre qu'en Europe, que son économie tourne, sur du « réel », alors ce livre n'est pas fait pour vous.
Il s'adresse à tous ceux qui n'ont pas envie de se limiter à condamner une seule guerre, mais à ceux qui ont envie de comprendre les schémas mentaux qui opèrent chez les acteurs de celle-ci. Donc vous êtes avertis, vous pouvez passer votre tour.
]Si vous êtes encore là, vous devriez vous procurer ce livre, il apporte un éclairage original sur la vision Russe de la situation actuelle. Vladimir Poutine n'est bien sûr pas fou. Au-delà de ce que l'on peut penser du personnage, on doit accepter l'idée banale qu'il réfléchit, qu'il a des convictions, qu'il est entouré et surtout, qu'il a derrière lui un peuple, des élites, une pensée qui n'est pas née ex nihilo en 2022, en 2014, en 1999...
Si quelqu'un souhaite un jour négocier une paix avec lui ou n'importe quel autre chef d'état lui succédant (sauf à espérer un autre zombie aviné à la Eltsine), il est nécessaire de comprendre les idéologies, les différents paradigmes qui forment l'arrière-plan culturel des acteurs de ce moment historique et de faire taire (au moins dans nos têtes) les « experts » de plateau télé improvisés, les généraux de service des chaînes « d'info » en continu...
Ecoutons (lisons) nos deux auteurs : Pour comprendre le présent, il faut se plonger dans le passé et saisir que ce conflit est d'une échelle bien plus vaste que la simple (re)conquête du Donbass et de la Crimée. Ils nous proposent dans ce livre d'interroger la binarité « bien contre le mal » en nous invitant à des grilles d'analyse originales basées sur l'histoire, la tradition et la culture Russes.
Rôle de l'église, rôle de la vision eurasiatique, rôle de la spiritualité dans l'âme russe, ce sont tous ces aspects qui sont développés, commentés ici pour nous faire comprendre les circuits de pensée du dirigeant du Kremlin en particulier et des russes en général.
Les auteurs énumèrent les influences mystiques très diverses qui animent le peuple russe, l'immensité du territoire en faisant un empire attractif pour des groupes de spiritualités différentes.
Le plus prégnant pour comprendre la situation actuelle est une forme de millénarisme chrétien à l'oeuvre dans la vision de M. Poutine. le récit mythique de la bataille de Koulikovo contre les mongols avec Saint Serge bénissant Dimitri Donskoï, pensé comme moment fondateur de la Russie moderne. C'est devenu le socle qui permet à certains de penser la Russie comme vecteur de réalisation du christianisme sur Terre.
Cette vision semble animer beaucoup les élites Russes. Tikhon Chevkounov, une des figures à qui l'on prête une influence auprès du maître du Kremlin, produit ainsi le documentaire « La Mort d'un empire. Les leçons de Byzance » relatant l'effondrement de l'Empire romain d'Orient à cause de la fourberie des pays occidentaux, moyen d'avertir les Russes du destin qui les guette s'ils se laissent séduire par l'Occident libéral et incroyant.
Un autre penseur de la Russie moderne, Sourkov (mère russe et père tchétchène) développe une conception multiethnique et multiconfessionnelle de l'État russe, où coexistent musulmans tchétchènes, ingouches ou tatars avec la majorité orthodoxe grand-russienne, le chamanisme sibérien et les derniers Juifs de Birobidjan. L'empire Russe est un patchwork dont le Poutinisme est le ciment, la verticale du pouvoir. Croix autour du coup plus consultation d'un shaman : grand mélange syncrétique de la spiritualité russe...
Pour le pouvoir Russe et la population, les empires n'ont pas disparu : ils s'appellent désormais Washington, Pékin et ils veulent ajouter Moscou, et la guerre est nécessaire si l'alternative est la destruction. On aurait tort d'imaginer une population russe révoltée. Souffrir derrière son chef, phare religieux, n'est pas un problème pour ceux qui se vivent en descendants des premiers combattants russes venus du fin fond des steppes...
Spirituellement, il s'agit d'une croisade anti-occidentale, une guerre sainte anti-OTAN, la Russie défendant le camp du bien, Saint Michel terrassant le Dragon symbolisé par l'occident décadent, dépravé, la Russie récupérant ainsi son rôle universel qu'elle n'entend pas abandonner.
Les auteurs analysent les apports d'un tas de penseurs de ce particularisme russe, Douguine, traducteur de René Guéno : Limonov auteur du « grand hospice occidental » et nous expliquent le tour de force de M.Poutine cherchant simultanément à rectifier « l'erreur historique soviétique », à fermer cette parenthèse en reconstruisant l'empire Russe sans renier cette période qui a connu des heures de gloire avec la destruction de l'ennemi nazi.
On est toujours dans le paradigme Est versus Ouest, contre l'occident, empire idéologique contre empire idéologique.
Bien sûr les auteurs expliquent bien que cet aspect seul ne suffit pas à expliquer le pourquoi de cette guerre. Tout le côté militaire, géopolitique, stratégique etc... existe bel et bien. Mais ce livre offre un cadre intellectuel de perception du fond idéologique russe actuel. Une lecture indispensable pour avoir une vision plus fine des enjeux civilisationnels à l'oeuvre.
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