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Critique de Derfuchs


Ce livre est remarquable !
Le lecteur vit avec le désarroi profond de cette femme, suit ses passions, partage ses doutes, ses chagrins, ses joies - très peu - et ses difficultés à assumer sa vie de blanche dans sa négritude, devine ses peurs et les redoute, comme elle même les redoute, les craint, vivant chaque instant dans l'appréhension de la découverte de son terrible secret.
Le départ d'Harriet de Monticello en fait une esclave en fuite, qui risque d'être arrêtée, vendue, et remise en esclavage. Bien que n'ayant pas accepté son affranchissement, parce que blanche, personne n'oserait conteste sa couleur, Jefferson, son père, qu'elle appelle Maître et qu'il ne l'appellera jamais "ma fille", accepte son départ, lui remet une modique somme d'argent pour son démarrage dans la vie et intervient pour qu'elle ne soit pas poursuivie.
A Philadelphie elle changera de nom pour prendre celui de son chaperon, son Pygmalion, son faux oncle : Petit. Cet homme se substituera, avec bonheur à son vrai père et deviendra celui de coeur. Dans cette nouvelle vie, douloureuse de non-dits et de faux-fuyants, elle vivra en blanche comme une blanche, ira à l'université blanche et aura des amis blancs. La musique lui ouvrira beaucoup de portes.
Harriet rencontrera Charlotte qui deviendra son amie, la soeur que l'on choisit, qui l'introduira dans la "bonne société" philadelphienne et avec qui elle fera quelques voyages vers Lesbos.
Jamais, au cours de ces cinquante années passées loin de Monticello, elle n'aura de répit sur son identité, entre peur, tromperie et mensonge, elle fréquentera un homme qu'elle, dans un premier temps, sans lui en communiquer la cause, n'épousera pas de peur de l'entraîner dans son "péché", lui faire risquer la prison et, pire, que leurs enfants soient esclaves et vendus comme tels.
L'homme, Thance Wellington, pharmacien, attendra, l'épousera et lui donnera sept enfants.
Wellington, avec son frère Thor, qui aime Harriet en secret, herboriste, feront fructifier la pharmacie familiale et devenir une des familles les plus riches de Philadelphie. Thance mourra en Afrique, tué par les Zoulous, alors qu'il se ravitaillait en plantes médicinales.
Harriet épousera Thor, avec qui elle finira sa vie, profitant de son aisance pour faciliter le passage des fugitifs noirs vers la liberté, militer dans les comités de défense des droits des noirs, les comités anti-esclavagistes et anti-ségrégationnistes.
Losque le sud fait sécession et que la guerre éclate, son mari et ses garçons rejoignent leurs régiments respectifs, tous officiers de la santé, elle étant infirmière de campagne. Deux de ses enfants mourront et le peu d'engouement pour la vie qui restait à Harriet s'envolera avec ces décès.
Alors qu'elle ressent, à la fin de sa vie, monter en elle cette négritude en pulsions qu'elle n'arrive plus à maitriser, elle se reniera et affirmera à sa petite nièce, noire, ne pas être celle que cette dernière recherche, n'ayant aucune racine noire. Cette ultime lâcheté l'aménera à révéler à sa petite fille ce terrible secret, ce boulet, ce sac qu'elle traine depuis toujours pour un dénouement inattendu.
Elle décédera d'un accident de cheval.

Madame Chase-Riboud a écrit et conçu ce livre avec une rare intelligence. La narration est à la première personne du singulier et si la narratrice principale est Harriet, celle-ci cède la place, lorsque nécessaire, aux différents protagonistes dont son père, sa mère, son tuteur, laissant au lecteur le temps de s'interroger sur la justesse des propos de chacun, de leur façon d'apprécier les mêmes faits, de les interpréter, voire de les comprendre.

Harriet, on l'aura compris, est assise "entre deux chaises" et s'adapte en fonction de la vie et de ses vicissitudes, tout en restant dans cette "enveloppe" blanche, elle a un coeur noir et s'il lui arrive d'avoir un coeur blanc c'est pour mieux lui rappeler ses faiblesses. le livre dans sa construction suit une ligne droite sans jamais y déroger, sans concession non plus, sans misérabilisme ni humilité déplacée, cependant, sans trancher, Madame Chase-Riboud, par la bouche de Harriet, n'entr'aperçoit pas de différence entre l'esclavagisme du sud et la ségrégation du nord.

La bataille de Gettysburg, racontée de visu par Harriet, constitue un moment d'anthologie. Ici pas d'explications tactiques, pas de description épique, juste des mots simples d'une spectatrice impuissante, tremblant pour les siens, tremblant devant l'incertitude du combat et assommée par le bruit des armes, étouffée par les fumées et la poussière, sourde des cris, des chants, des hurlements des combattants. J'ai lu plusieurs fois ce passage et outre la chair de poule qu'il me donnait, j'ai clairement entendu The battle hymn of the republic frapper sur mes tympans.

L'épisode de cette guerre est raconté par le biais de lettres adressées par ses fils, son mari, mais aussi par des faire-part de décès, des lettres de ses frères et d'autres membres de sa famille combattant chez les confédérés. Il n'y a rien de plus poignant que le quotidien d'un soldat l'écrivant à sa mère, à sa soeur, à sa femme, à son père...

Habilement, l'auteure retranscrit le discours de Lincoln après Gettysburg, qui aménera le XIVème amendement en faveur des noirs, en superposition de celui de Jefferson sur la même question (écrit en italique pour le différencier de celui de Lincoln)? Partis en parallèle, les discours se rejoindront et se confondront dans une même et seule ligne. Politique politicienne ?

Au début du roman Jefferson définit par une équation mathématique (reproduite) le pourcentage de sang noir d'un mulâtre pour qu'il soit considéré comme blanc. Il faut le lire pour le croire. Au même titre qu'à la mort de Jefferson et comme il était perclus de dettes, ses biens et meubles, dont les esclaves, ont été vendus aux enchères publiques. La liste est reproduite dans le livre avec les noms et les sommes. A ce moment c'est la nièce de Harriet qui raconte la vente et la façon dont la robe de sa soeur aînée a été arrachée pour faire monter les enchères. Il faut prendre le temps de se remettre après ce passage.

La dernière partie du livre est constituée des témoignages des frères de Harriet et l'épilogue est laissé à sa petite fille Roxanne.

A chaque début de chapitre on trouve une citation du Président Jefferson.

Il y a eu controverse sur la descendance noire de Jefferson, Madame Chase-Riboud en parle en postface. Alors mythe ou réalité ? Mythe et réalité ?

J'aimerais savoir si, comme l'avait promis Lincoln aux noirs ayant combattu pour la liberté de l'Union, chacun d'eux aura reçu 50 arpents de terre et une mule ?


Lien : https://www.babelio.com/livr..
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