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Critique de laurent34dan


Ceux qui ne lisent pas seulement pour s'instruire, pour s'exalter ou s'indigner, ou encore pour renforcer leurs convictions, seront ravis de consacrer quelques heures à Tempo di Roma . Voici, en effet, un livre charmant, souriant et désinvolte, habilement fait, et qui ne donne pas dans la niaiserie, Par les temps qui courent et pour le genre considéré, c'est assez rare. Que l'intelligence, le goût, la discrétion dans les effets, un non conformisme, peu agressif certes, puissent mener au succès, il faut s'en réjouir.

M. Alexis Curvers, qui est Belge et qui possède une certaine expérience de la vie, est un des nombreux amoureux de l'Italie, de Rome en particulier. Son héros plus savant et plus sage que ne le voudraient son âge et sa condition, déclare : « Rome ne m'a pas désespéré comme l'ont fait à quelque moment toutes les autres villes. J'y trouvais toujours accueil et réponse, profonde satisfaction de l'âme. » Cet accueil et cette réponse, cette profonde satisfaction de l'âme, c'est ce qu'il entend nous faire découvrir et partager à travers le récit de ses aventures.

Aventurier et dilettante

Jimmy sort précisément d'une des sanglantes aventures de ce siècle : la guerre, qu'il a faite tantôt en volontaire tantôt en prisonnier dans il ne sait plus trop quel camp, en l'absence de toute conviction et même de tout désir de s'en faire une : « Il ne m'échappait pas que les idées trop nettes émoussent l'instinct de conservation; et sont une entrave pour la liberté. » Ce moderne égotiste, ce dilettante jusqu'à présent mis à rude école, se trouve brusquement seul à Milan où l'a déposé le flot des événements, et n'ayant plus pour bien que sa vie dont il décide de faire bon usage. Pas tout à fait seul. Avec l'ami Enrico, il se livre à quelques tours que la morale et la justice des hommes réprouve, et il est au mieux avec une marchesa bien argentée. Chez elle, un tableau de Chirico, Tempo di Roma polarise ses rêveries et ses désirs de changement. Il part pour la Ville éternelle cramponné au siège arrière d'une motocyclette dont le conducteur n'est pas pressé. Il découvre l'Italie et s'arrête, ébloui, Rome à ses pieds, sur le Monte Mario, au bas duquel s'ouvre la Porte del Populo. « Cet ovale parfait n'est que le seuil de Rome, mais qui présente au barbare venant du Nord pour le séduire et le terrasser d'emblée, la splendeur entière de Rome ».Il met de l'ordre dans ses sensations, analyse les éléments de celle beauté surprenante, de cette parfaite mise en oeuvre d'un espace citadin dont les plans et le volume semblent avoir été agencés pour la satisfaction de l'oeil en même temps qu'ils communiquent à l'âme une douce exaltation. Il évoque la triste grisaille des villes utilitaires de son pays, les cheminées d'usines, les buildings commerciaux, les casernes administratives. Sans oublier que « cette ville adorable, qui sent le vin et l'encens » est bâtie, comme les autres, « sur du sang et de la merde », il voit en elle plus qu'une belle ville : l'aveu d'un style de vie, la preuve éclatante d'une certaine victoire de l'homme sur le monde. Une occupation qu'il n'a pas choisie lui échoit à propos : celle de guide touristique. Elle lui permet de détailler les beautés particulières dont est faite cette beauté d'ensemble.

Les professeurs et les petits anges

Rassurons-nous : ce guide d'occasion, ou plutôt de raccroc, et qui ne mérite pas plus le nom de guide qu'autrefois celui de guerrier, ne possède pas la moindre once de pédantisme. A la tête de ses clients, qu'il abuse sur sa science, il part à la découverte, les sens en éveil, la sensibilité à vif et excité de curiosité. Ce qu' « il faut admirer », il ne l'admire pas toujours, loin de là, et c'est plutôt telle piazza inconnue, telle ruelle baignée par le soleil ou tapie dans l'ombre, tel jardin discret, telle fontaine baroque qui le sollicitent, aux dépens du Colisée, « gigantesque abattoir désaffecté » ou de la cage obscure de la Chapelle Sixtine. Les Zurichois, les Allemands ou les Français ne se plaignent pas trop. Certains sont venus à Rome pour « l'avoir vue » et en parler à leurs amis, d'autres pour se donner l'illusion de sortir de leur enfer quotidien. Ils n'y regardent pas de si près. Jimmy finit par les bien connaître et, au-delà des nationalités, des classes sociales, il les divise en deux genres : les professeurs et les petits anges. Les premiers forment « cette catégorie d'esprits appliqués et peu frémissants pour qui la réalité se confond avec la documentation. Il suffisait de leur citer correctement les noms et les dates, et de les éblouir par quelques rapprochements ingénieux. C'étaient, de tous mes clients, les plus commodes et les plus vite contents. Leur curiosité s'arrêtait à la surface anecdotique des oeuvres les plus brûlantes ». Les petits anges sont les artistes, « les hommes et les femmes dont la souffrance produisait une sorte de musique. Cette musique était la même qu'exhalait aussi l'Italie. Dans les petits anges que j'élisais, j'aimais ce qu'ils avaient d'italien et par quoi ils aimaient eux-mêmes l'Italie d'un amour déchirant, comme une patrie retrouvée et qu'ils reperdraient bientôt ».

Dès son arrivée à Rome, Jimmy a fait des connaissances : Sir Craven, un aristocrate anglais, original et riche, comme il se doit, d'un scepticisme qui confine au dégoût de toutes choses sauf de l'Italie, et qui, assez inexplicablement, se fait son protecteur ; un Américain, qui, six mois par an, vient se reposer de l'élevage industriel d'une variété de poules pondeuses ; des Italiens enfin et surtout, qui vont de la marchesa milanaise providentiellement retrouvée et de ses amis : un cavalière intrigant, un évêque in partibus, au patron de garage, à la servante d'auberge et à la fille de celle-ci, Geronima, dont Jimmy s'éprend et qui devient pour lui le symbole même de Rome. Cette Qualité que Stendhal avait décelée chez les Italiens et qui le rendit amoureux d'eux : l'énergie, même si elle s'est dégradée en furberia, même si elle s'accommode d'un peu de nonchalance, Jimmy la découvre à son tour, dans toutes les classes de la société et surtout dans le peuple, moins abattu que dans les pays du Nord par le travail, la souffrance et la misère. Les Italiens ont le goût du spectacle, et le paradoxal Sir Craven prétend « qu'il ne faut pas chercher ailleurs le moteur de leur histoire ». Ce goût, qui a pu « susciter la beauté de Rome » et qui se satisfait parfois d'apparences, revêt le peuple d'une fierté qui pourrait être la forme visible du courage, d'une attention passionnée à vivre. Sur ce terrain mouvant de la psychologie des peuples, l'auteur fait de prudentes incursions. Il préfère montrer en action sa marquise un peu folle, cousine du Pape, et qui, sur le modèle de l'ordre franciscain, veut fonder une communauté d'amis des animaux, son amant, le cavalière Orfeo, qui se contente de recruter les adhérents et de percevoir leurs cotisations, l'évêque mondain Guadalcante, et, plus près de Jimmy, le chauffeur Paolino, l'aubergiste, le patron de garage, Pia la servante, méfiante et forte, enfin Geronima qui, à seize ans, possède une connaissance de la vie que lui ont léguée des siècles d'expérience. Jimmy et Geronima s'aiment un peu trop raisonnablement au goût du lecteur, mais c'est peut-être que dans le peuple l'amour est chose sérieuse. Les débordements de Jimmy sont surtout d'imagination.

Vie et fiction, drame et comédie

Le drame, qu'on n'attend guère dans l'aimable atmosphère de cette société pittoresque, fond sur nous à un détour de page. Sir Craven, à l'occasion d'une fête, longuement préparée dans le secret, et dotée d'un prix de mille dollars par l'Américain, se tue (accident ou suicide ?) sous les yeux de la foule massée sur la piazetta. La marquise dont, nouveau Roméo, il escaladait le balcon, glisse de la comédie à la tragédie, le monsignore, du balcon voisin, donne l'absolution, transformant ce que la foule prend pour un blasphème en un geste d'adieu ; les motos et la jeep de la police, sollicitées pour un tout autre rôle, pétaradent autour du corps ensanglanté. La réalité et la fiction, la vie et le mythe dont l'homme l'enchante pour en amortir les coups, forment un ballet crépusculaire sur lequel la nuit tombe comme un rideau. Peut-être que tout cela qui se termine dans le sang et les larmes n'était encore qu'un spectacle où le destin, personnage maladroit, est venu se prendre les pieds et dont il a fourni le dénouement imprévu. La comédie continue et rebondit : Jimmy, jeté en prison en raison de ses relations avec l'Anglais, apprend du même coup que Sir Craven était amoureux de lui à en mourir et qu'il le fait légataire de ses biens. Pia, rassurée sur l'avenir d'un de ces stranieri qui prétendait devenir son gendre, donne allègrement sa fille et se prépare à son futur rôle de patronne d'auberge. Seul, Jimmy, doux anarchiste amoureux de l'aventure, appréhende la vie rangée qui va devenir la sienne. Mais quoi, il vieillit et il faut bien faire une fin.

L'histoire, comme on le voit, n'a aucune importance. C'est une intrigue d'opéra-comique, destinée à mettre en relief des personnages dont la vie s'arrête en-deçà des portants de la scène, moins que des personnages : des « emplois », définissables par le déguisement d'âme et de corps que le spectacle requiert.

Un anarchiste conservateur

Plus que l'amoureux de Rome et de l'Italie, plus que l'auteur picaresque, plus que l'intelligent metteur en scène et homme de goût que se révèle être M. Alexis Curvers, ce qui attire chez lui c'est le côté disciple un peu amolli De Stendhal et qui se marque par un non-conformisme malheureusement un peu trop prudent. Rome se prépare à l'Année sainte ; de l'afflux des touristes et des pèlerins, le petit peuple attend une amélioration passagère de son sort. Jimmy voudrait le détromper, « Il est sans exemple, dit-il des curés, que leurs entreprises aient jamais engraissé la canaille. Les régions du globe où ils sont les maîtres sont celles où l'on crève de faim le plus allègrement, par une fatalité mystérieuse dont les meilleurs des prêtres sont les premiers à s'étonner, à souffrir et à se scandaliser, mais en vain. A quoi Sir Craven rétorquait que je prenais l'effet pour la cause et que, loin que les curés engendrassent la misère, c'était elle an contraire qui, tirant d'eux sa sainteté, sa consolation et son enchantement, leur procurait en échange l'accroissement, la puissance et la gloire. » Ses démêlés fréquents avec la justice, son emprisonnement lui soufflent cette autre remarque : « La justice humaine cause peut-être plus de maux qu'elle n'en compense, probablement plus qu'elle n'en prévient, certainement plus qu'elle n'en répare ». Il préfère s'exciter « à agir surtout par l'imagination » et se trouver « toujours un peu à côté de la question » plutôt que de trancher dans le vif en compagnie des « réalistes et conventionnels », ceux qui ne plaisantent pas avec la règle du jeu. Dans son camp de prisonniers, un Français passait ses fournées à répéter : « Nous sommes des cons... ». Il l'admet sans peine et s'en fait un peu gloire, voyant dans cette constatation une forme de l'intelligence : « Une certaine stupidité m'a toujours paru inséparable de l'autorité, corrélativement à l'autre forme de stupidité qui est liée à la révolte. J'ai choisi des êtres qui n'exerçaient pas d'autorité et dont la révolte était douce. Des petits types. » Il ne se veut pas autre chose qu'un « petit type », sans voir que de petits types comme lui, l'ordre social s'accommode fort bien. Il va plus loin : (le commandant de la prison ) « m'a dit que Sir Craven et moi n'étions au fond pas méchants, que nous n'étions que des anarchistes conservateurs, et qu'avec l'âge je deviendrais moins anarchiste et plus conservateur, ce qui serait mon salut. » Il accepte cette prédiction qui devrait le faire vomir, mais son cynisme vaut peut-être mieux que l'aveuglement de l'anarchiste devenu conservateur et qui se croit toujours anarchiste. On peut lui accorder le bénéfice de la lucidité, au moins sur lui-même.

Faut-il moraliser à propos de cette morale des « petits types », de cette philosophie de la vie, légèrement démissionnaire ? le charmant ouvrage de M. Curvers ne nous y invite guère et fournirait une piètre occasion pour un exercice aussi sérieux. Puisque nous sommes dans l'aimable, restons aimable, avec plaisir.

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