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Critique de michfred


Une sale bête.

Une sorte de petite fraise sanguinolente et fripée autour de son cou déplumé, l'oeil violemment stupide- ou est-ce stupidement violent ? -, le bec crochu et les serres acérées et surtout ces deux ailes d'ombre gigantesque qui dessinent le lent tournoiement de la mort au fond du ciel vide.

Un prédateur, mais sans la noblesse altière de l'aigle, un charognard mais sans la méticulosité ménagère des insectes : c'est encore un tueur, un exécuteur des basses oeuvres mais c'est déjà le nettoyeur, c'est déjà le liquidateur qui fait place nette après le crime.

Carancho…disent les Indiens des Andes. Un rapace.

Un condor.

Il vit en altitude : celle des grands crimes impunis, celle de l'outrecuidance de l'argent, celle du mépris du petit, celle de l'exploitation sans scrupule, celle de la morgue scandaleuse qui ne rougit jamais de ses forfaits mais qui les cache, et n'hésite pas à en commettre d'autres encore, aussi sanglants, aussi atroces, pour dissimuler les premiers.

Pas mal trouvé, vraiment, le nom de Plan Condor.

Après la dictature de Pinochet, il faut faire disparaître toute trace des exactions commises et surtout en dissimuler les auteurs.

Ceux-ci en effet sont toujours aux manettes et même aux meilleurs places : trafic de drogue, direction des ports, des usines, grâce à la privatisation accélérée, sous la houlette des Chicago Boys, de tous les biens publics brièvement rendus au peuple chilien par Allende juste avant le coup d'état du 11 septembre 1973 ; exploitation des mines, mise en coupe réglée du sol et du sous-sol même dans les zones les plus protégées.

Tuer, nettoyer et rester maître de l'erre. Voilà en résumé le Plan Condor.

Une sorte de terrorisme d'état qui vit la police secrète, la DINA, aidée de la NSA, de la CIA, de la DEA (on appréciera l'euphémisme de ces acronymes…) urbi et orbi, exécuter, en toute exterritorialité et en toute impunité, les derniers opposants , les rares témoins et…tous ceux ou celles qui auraient l'idée saugrenue, après la dictature, de faire la lumière sur cette sombre période et de rendre, enfin, la justice.

Le décor de CONDOR est planté : un nid de charognards défendant bec et ongles leur pitance présente et leurs turpitudes passées.

Entre la cuvette de Santiago, le port bariolé de Valparaiso et les cimes altières des Andes avec leurs lacs de sel, les plages de l'Océan pas pacifique du tout et le désert chamanique des mapuches, un petit groupe de justiciers amateurs – Stefano, un vieux projectionniste, militant du MIR échappé des geôles fascistes, Gabriella, une belle indienne magique et libre, vidéaste audacieuse, Estebàn, un fils de famille hanté par la culpabilité de classe et avocat des causes perdues-, tente de faire pièce aux tueurs qui ont changé de nom, de statut, de visage mais pas d'âme…Ils ont gardé celles des charognards qu'ils sont toujours, derrière leurs plumes de paons.

Mais, quand on cherche à faire justice, surtout si le danger est mortel, et que les cercles concentriques des condors se resserrent au-dessus de vous, il y a l'amour, la fougue, les rêves, les mots.

Les balles qui vous cherchent avec obstination dans l'air brûlant ne peuvent pas tout tuer. Il reste les poèmes de Pablo Neruda, les chansons de Victor Jara, ou celle, têtue, de Catalina pour son Colosse..

J'ai lu presque d'une traite ce livre terrible et haletant : étonnamment bien documenté, magnifiquement bien construit, nous emportant à la suite de ce trio attachant, à travers tout le Chili d'aujourd'hui, hanté par celui d'hier.

Un roman –noir ? politique ? historique ? policier ? – construit comme une fugue, tissant et reprenant son thème avec brio, jusqu'au « cliffhanger » final, où les condors du vieil Elizardo viennent tournoyer et parfois achever d'autres condors aux mains sales..et verruqueuses!

D'abord prudent, factuel, réaliste, documenté, le récit de Caryl Ferey, décidément très inspiré, devient lyrique, âpre, passionné.

On perd en distance critique, on gagne en intensité dramatique, et c'est bien : cette accélération du rythme …et du pouls, font partie des puissantes qualités du livre. J'ai lu cinq livres de Caryl Ferey, dont j'aime la fougue, l'humour trash et le regard décapant sur les paysages, les êtres et les choses. Ici il y a plus : une sincérité, un vibrato, une émotion. Sans doute parce que le Chili ne laisse personne indifférent, même des années après la mort du Vieux, défendu par Madame Thatcher, et mort de sa belle mort sans avoir eu le temps de se voir juger et condamner pour crimes contre son peuple.

CONDOR m'a vraiment emportée, bouleversée, et fait revivre ce mois de septembre 1973 où « il a plu sur Santiago » et où nous nous sommes retrouvés impuissants devant la violence de la répression et ulcérés devant le grand silence des démocraties- dont l'une avait même les mains encore toutes pleines de sang.

J'ai vu il y a quelques mois un très beau film : LE BOUTON DE NACRE de Patricio Guzmàn, un documentaire chilien sur le même sujet -la mémoire de la violence. Ici, la mémoire de l'eau qui se souvient des tortures- celles des suppliciés de Pinochet, jetés dans l'Océan, attachés à un rail de chemin de fer- et même des crimes très anciens, - le génocide patagonien- entre le Pacifique et la Terre de feu

En fermant le livre de Caryl Ferey, je me suis dit que ce Bouton de Nacre aurait pu être le documentaire de Gabriella, la vidéaste passionnée de CONDOR : comme lui, son film est arraché à la réalité chilienne d'aujourd'hui, mais il nous parle du passé, de la terre désertifiée des mapuches, de l'eau convoitée du Salar de Tara, et il sait dire, malgré la mort et la résistance du mal, la beauté des images, la force de la poésie,la chaleur de l'amour.

Hors de portée des condors de toute plume…
Merci aux éditions Gallimard et à masse critique de Babelio qui m'ont permis ce voyage à émotions fortes garanties!
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