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Critique de Enroute


Le tournant linguistique est marqué chez Frege et Peirce ; pour le premier, le contenu de l'énoncé reste le même pour la ou les mêmes formes données ; pour le second, c'est le contexte qui donne le contenu de l'énoncé, après un procès d'entente intersubjectif entre interprétants. Rorty, en passant par Wittgenstein en déduit que la vérité est contingente au contexte d'énonciation et abandonne l'idée même de vérité au profit d'un critère d'efficacité des énoncés ; Putnam comprend que la connaissance pragmatique des contextes d'énonciation nous permet de saisir une vérité même par-delà les cultures ; mais faut-il alors poser une vérité universelle qui serait métaphysique ? Ferry note que l'évaluation de la vérité implique la personne concernée dans la discussion et que c'est en sortir que de remplacer la notion de vérité par un autre critère (d'efficacité chez Rorty). Mais si alors je ne peux tenir pour vrais que les énoncés qui m'impliquent directement, c'est que je ne peux énoncer de vérités que locales. Comment tenir alors la possibilité ou l'utilité même d'une vérité absolue et suis-je tenu.e à prétendre à la vérité en sachant cette prétention illusoire ? Point du tout.

Le contextualisme est criticable (on a montré que les différences interculturelles ne sont pas si grandes, personne ne peut avoir poussé l'expérience de compréhension jusqu'à la tenir pour impossible entre cultures, les différences intraculturelles sont tout aussi grandes), et l'idéalisme aussi (la vérité appartient à la communauté du « monde de la vie » et non au métaphysicien qui est bien seul avec son problème dont les autres se passent de la seule énoncation, et qui la plupart du temps ne poussent pas l'exigence de vérité plus loin que la simple reconnaissance du sérieux de l'attitude de qui leur parle et de leur propre sérieux à recevoir une parole qui n'est pas tant reçue comme une « nouvelle » qu'elle n'est « reconnue » (sur la base de principes qu'on savait déjà)). Si bien que la vérité dans le « monde vécu » de tous les jours est dégradé en une « reconnaissance » (de ce qu'on savait déjà) : la prétention métaphysique est bien négligée dans la vie quotidienne. Comment la société tient-elle avec des exigences si faibles, et, toujours, qu'est-ce que la vérité qui se passe de la quête exigeante d'une fondation première ?

C'est là que Ferry oppose Apel à Habermas (qui le faisait tout seul) : Apel tient à fonder des présupposés ultimes sur lesquels reposent les principes argumentatifs et conclut que la raison est liée au principe d'argumentation et que si la discussion quotidienne se passe de révéler ses principes sous-jacents, cela ne signifie pas qu'ils n'existent pas - il faut les tenir pour existants sans quoi on en vient à abandonner tout simplement l'idée que la raison doive mener la réflexion et plus rien ne vient interdire que l'on localise la vérité aux dépens de son universalité. Habermas se passe de toute tendance transcendantale en notant que les opinions des philosophes n'influencent en rien l'opinion publique qui se forme sur les intuitions qui forment nos jugements. Il insiste donc pour reconstruire l'éthique de la discussion à partir d'arguments exclusivement pragmatiques. Ferry conclut en donnant raison à Apel sur la prétention universelle de la vérité en reprenant ce qu'il a écrit dans « Les puissances de l'expériences » où la grammaire est inventée par l'être humain pour les besoins communicationnels qui sont les mêmes partout. La vérité ne dépend pas de l'histoire et des contingences. Mais Apel lui-même note que l'argument ultime, fondateur, est nécessairement un argument qui ne se laisse pas contredire (sans quoi il s'agirait seulement des présupposés de l'argumentation, qui refuse la contradiction, mais non des présupposés au principe d'argumentation), et que cet argument ne serait énonçable que partiellement mais non totalement. Ferry y voit un risque de dogmatisme puisque l'argument premier est « par principe » irréfutable. Par ailleurs, ce n'est pas parce qu'on aurait démontré les principes de l'argumentation que l'on aurait prouvé pourquoi il faudrait s'en servir (la discussion pourrait être acritique ou irrationnelle), ce sur quoi Habermas insiste tout autant qu'Apel. En fait, pour Ferry, Habermas et Apel disent la même chose : le principe d'argumentation est lié à la raison ; mais Apel veut une fondation ultime de la raison (philosophique), là où Habermas se contente d'un fondement de la raison (communicationnelle). Que faire alors de la tendance métaphysique de la fondation ultime de la raison ?

Il faut alors penser comme Apel pour y répondre. Il tient qu'argumenter contre le présupposé du principe d'argumentation pour valider tout énoncé prétendant à la validité, c'est encore argumenter et donc, employer le principe qu'on prétend réfuter. Les « contextualistes » ne nient pas cela, mais ce n'est pas parce qu'on emploie une méthode qu'il n'en existe qu'une. le principe d'argumentation n'est pas posé comme indépassable. C'est pour Apel l'argument de particularité, qu'il rejette, sans pouvoir nier que toute argumentation, même produite par un philosophe, est contingente et que personne ne peut prétendre produire des énoncés qui ne soient pas ancrés dans un contexte, qui soient directement absolus et universels. le fondement ultime de la raison n'est pas prouvé, il reste au niveau du principe d'argumentation, sans les présupposés de celui-ci. Il faudrait alors, pour suivre Apel, maintenir l'intention de la fondation ultime de la raison, mais, pour se retenir de verser dans le dogme métaphysique, renoncer à son énonciation au profit de l'énonciation de ce qui, pratiquement, serait tenu pour raisonnable. Il faut alors que le sujet de l'énonciation différencie la certitude de la vérité et que les raisons qui fondent sa certitude ne soient plus qualifiés par lui de raisons qui fondent la vérité, celles-ci étant remises à plus tard, ou à autrui (intersubjectivité). Les limites de la raison possible se tiennent dans celles d'une pratique raisonnable. A l'appui de cette « détranscendantalisation » de la réflexion, les arguments de Hegel contre Kant, que l'on pourrait bien voir comme étant repris chez Habermas. Il reste alors à trouver les modes de déterminations d'une pratique raisonnable sans liquider l'intention d'une raison ultime dont on sait qu'on ne pourrait la faire aboutir.

Deux risques se présentent : si on maintient la fondation ultime de la raison, on pourrait bien confondre l'impossibilité de penser la réfutation du principe premier avec celle de la réfutabilité même et verser dans le dogme, donc on doit en rester à l'intention de cette fondation et poser la réfutabitlité par principe (faillibilisme). Mais admettre la réfutabilité du principe premier pour éviter le dogme doit à son tour se limiter - puisqu'on place désormais l'éthique de la discussion à un niveau pratique -, à retirer à la philosophie le monopole de la raison, mais on ne doit pas en profiter pour, comme de nombreux « anti-métaphysiciens » contemporains, liquider la notion même de raison, qui reste cenrale dans les procès d'entente intersubjective (la communication). L'autre risque, du point de vue pragmatique, serait de s'autoriser du renoncement à toute prétention fondationnelle pour tenir par principe pour légitime toute prétention (encore une liquidation de la raison). Il faut se contenter de viser à définir ce qui est raisonnable, l'acceptabilité du raisonnable, ce qui revient à étudier un critère de « raisonnabilité ». Puisqu'il ne s'agit pas de caractériser « le » raisonnable, mais d'en faire un critère, ce serait vers les déterminations d'une procédure que mèneraient, depuis un siècle, le tournant linguistique. L'antinomie de la fondation ultime de la raison est alors que c'est en posant l'intention de la fondation que l'on est mené à la pratique et que la pratique, à son tour, autorise le cheminement vers une procédure, une éthique communicationnelle (tome II).
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