AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Betmalle


Sagesse et folie se partagent les mouvements de l'âme humaine, et quelquefois leurs chemins convergent ou se confondent. Certains désirs obscurs, certaines courses ou fuites aveugles, certaines lâchetés, poussés jusqu'au bout de leur logique, finissent par mener les êtres à leur accomplissement plus sûrement que s'ils avaient suivi en toute conscience un “droit chemin”.
Ainsi, il me semble que la perte de lucidité et ses conséquences fastes ou néfastes, constitue le thème majeur décliné dans ce recueil.
Il en est ainsi pour François, le personnage principal de la nouvelle centrale et emblématique de Carnet de route, La traversée de la nuit.
Cette nuit, c'est celle qui tombe sur l'esprit quand la réalité est insoutenable, impensable. Tout au long de cette nouvelle, François se raconte avec une sincérité bouleversante, depuis le moment où, dans son enfance, il est frappé de sidération devant le déroulement d'un drame qu'il a espéré. Cette scène fondatrice oriente souterrainement toute sa vie, sa vie affective, son travail, ses errements, son addiction, sa soif de consolation, jusqu'aux souffrances de ses entrailles. Enfin, par la grâce d'une rencontre avec l'Amour et le don de soi, elle le conduit sur la voie de la réparation et donne ainsi tout son sens à son parcours de vie si tortueux.

L'écriture de Jo Frehel est d'une perfection artisanale, c'est à dire que sans la mettre en avant elle en fait le véhicule idéal pour nous transporter dans chaque histoire. D'une maîtrise et d'une efficacité discrètes, elle met les personnages en relation directe avec le lecteur et c'est ce qui donne à ses récits leur intensité particulière.

Par ailleurs, elle ne manque ni de fantaisie ni d'humour et parvient à traiter certaines mésaventures avec une franche ironie.
Comme dans Homo antecessor, où les deux protagonistes se montrent, chacun dans leur genre, complètement égarés, perdus dans un délire personnel étranger à celui de l'autre, alors qu'ils empruntent ensemble le chemin de Compostelle.
Elle compose une autre réjouissante “fantaisie noire” avec Par amour, où une vieille godasse, une infirmière bienveillante et un simplet fasciné par une scie à ruban, forment les ingrédients d'un cocktail savoureux, sublimé par une chute épatante (Peut-être l'aurez-vous lue dans le recueil de l'INDÉ PANDA N°9, où elle figure en bonne place).
Sur le ton de la comédie encore, dans La chance du débutant, on suit deux jobards partis à la conquête d'un nouvel eldorado en Australie. Une émission de télé a suffi à subjuguer ces deux jeunes européens naïfs. Chercheurs d'opales. Voilà leur rêve de fortune. Les charmes de Zoé, la petite amie de l'un d'eux, va accélérer leur désillusion.
Avec Transit, on assiste à une autre forme d'atterrissage et de décillement. Alors qu'il se trouve à l'aéroport de Singapour, en attente d'un vol qui doit le ramener parmi les siens et le replonger dans le tourbillon de sa vie professionnelle, un chef d'entreprise est terrassé par un burn-out. Parmi les gens qui lui portent secours, une Femme-Providence lui transmet un message qui l'engage sur la voie d'une transformation radicale de son mode de vie. Suspendu dans l'espace-temps presque onirique de l'aérogare-monde, il va de rencontre en rencontre, jusqu'à trouver l'accord parfait.

Mais le recueil s'ouvre avec La malédiction des Popa'a, une nouvelle qui présente tous les aspects du conte, dans la forme et le fond. Et c'est là une facette importante de l'écriture de Jo Frehel, sensible dans chacune de ses nouvelles.
Il y a chez elle une élégance morale qui consiste à transmettre une sagesse. Cette sagesse tient dans le mot respect : respect du lien archaïque que les hommes entretiennent avec les mystères de la nature sous la forme du sacré, respect des mythes et des rituels, respect des voies de la transcendance que chacun emprunte à sa façon, en dehors de toute religion. Cette sagesse devrait pouvoir toujours pondérer la folie prédatrice des hommes, avides de possession individuelle, de découverte, d'enrichissement matériel et culturel, d'exploration et d'exploitation.
Dans Pistes indiennes, ce même thème est développé, cette fois sur le mode réaliste et dans l'atmosphère cinématographique un peu caricaturale du western. On sent le plaisir ludique de l'écriture et on s'amuse autant que l'autrice à suivre cette presque parodie, qui condamne, sur un ton léger, la bêtise mercantile de l'économie touristique. Inversement elle met à l'honneur l'intelligence d'un homme de loi qui sait élargir le champ de la justice.
La justice encore, sous une forme tout à fait imprévue, radicale et séduisante, puisqu'elle a l'apparence d'une belle jeune femme, vient cueillir le vieux de la montagne dans son refuge africain. le héros de l'histoire, un franc salaud, médite devant les beautés du paysages congolais où il a choisi d'achever son existence. Face à la journaliste venue l'interviewer il se raconte sans dissimuler ses faiblesses et ses fautes. Son passé le rattrape et lui apporte un cadeau digne de lui.

Il faut enfin, pour rendre compte le plus fidèlement possible de cette lecture, souligner que l'appel du voyage retentit tout au long des lignes de ce Carnet de route.

Jo Frehel nous a concocté un itinéraire à faire tourner la tête : elle commence par nous faire goûter les charmes d'une île polynésienne hantée par des fantômes, puis nous parachute en territoire cheyenne dans les grandes plaines du Colorado, avant de nous plonger dans l'ambiance girly du salon Tiff'Anny à Bayonne. le voyage devient soudain temporel avec La traversée de la nuit, récit de 23 années de gestation pour que François accouche de lui-même, au milieu de la valse des saris colorés, dans un petit village du Népal. de là, on atterrit dans l'univers onirique de Singapour s'ouvrant sur un avenir heureux, puis on s'envole pour le Congo où le tragique couve dans la savane, derrière les beautés du soleil levant. D'un saut de page voilà qu'on étouffe dans la poussière des mines et les températures cuisantes de Coober Pedy, bourg australien connu pour ses belles opales et son habitat troglodytique. le périple s'achève cocassement au milieu des odeurs de sciures et de résine, au coeur d'un village des Vosges peut-être, en compagnie de Tim, le simplet, de bonheur comblé, comme nous.
Commenter  J’apprécie          00







{* *}