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Critique de Kirzy


Kirzy
23 février 2023
C'est l'histoire d'un père célibataire et de son fils de huit ans lorsque le rêve américain est défaillant. Jakob Guanzon alternent deux récits : les 24 heures dans la vie d'Henry et Junior, le jour de l'anniversaire de ce dernier jusqu'au crucial entretien d'embauche du lendemain qui pourrait les sortir de la misère crasse qui les a ensevelis ; et le parcours passé d'Henry, ses relations difficiles avec son père immigré aigri qui a du abandonner ses ambitions universitaires pour travailler dans le bâtiment, sa rencontre avec la mère du petit dans un centre de désintoxication et les mauvais choix qui font tout dérailler.

Les flashbacks sont évidemment là pour éclairer le présent et expliquer comment Henry a sombré au point de dormir dans son pick-up avec son fils. La structure est impeccable pour faire comprendre ce qu'il se passe lorsqu'on ne nait pas du bon côté et que les opportunités de s'en sortir rétrécissent au fil du temps. Les analepses sont également là pour retarder le dénouement ( tragédie pressentie au plus profond ou alternative plus optimiste à laquelle on a envie de s'accrocher ?) et faire ainsi monter crescendo une implacable tension qui saisit le lecteur.

Rarement un auteur aura rendu aussi palpable les liens entre l'insécurité alimentaire, la précarité du logement, les défaillances du système de santé et de la justice pénale, et la toxicomanie, éléments souvent pris à part que l'auteur décloisonne ici brillamment pour composer une fresque de la pauvreté aux Etats-Unis qui vire souvent au brûlot politique.

Surtout, au delà de l'abstraction des statistiques, Jakob Guanzon parvient à décrire les effets de la pauvreté au quotidien avec une éloquence stupéfiante. Quand acheter cinq dollars d'essence pour amener son fils au MacDo est un luxe ; quand fourrer des sachets de ketchup dans sa poche pour apaiser une faim future et se gorger de soda en livre service pour se remplir le bide sont une nécessité ; quand payer une nuit dans un motel miteux mais avec télé, câble et bain chaud, est une petite folie.

Le choix des détails à la brutalité naturaliste, les métaphores surprenantes, l'écriture tour à tour poétique, crue, dure, font ressentir qu'être pauvre, c'est être constamment conscient d'être au bord du vide. Les titres de chapitre sont les sommes d'argent qu'Henry a en poche, comme si la valeur humaine se mesurait en dollars irréfutables. 89,34$ au départ qui font fondre jusqu'au terrible 0,38$ qui le conduit dans un Wal Mart dans l'urgence de voler.

« Les parois de verre glissent et s'écartent comme des mâchoires latérales pour avaler Henry dans l'atrium où sont rangées les caddies. Une langue de lino éraflé, un plafond bas qui vibre, et de l'autre côté d'une deuxième porte automatique se tien le gardien de ces vastes entrailles fluorescentes, un homme branlé comme une rognure d'ongle qui arbore un gilet bleu et un sourire absent, un rouleau d'autocollants smileys brandi devant lui comme une assiette de collection. Un train de chariots craque et claque au rythme de l'incessant bourdonnement du magasin qui semble venir de l'au-delà. Impossible de savoir s'il est élyséen ou infernal, mais il est sans aucun doute éternel. Une telle abondance est étourdissante et Henry se sent tout petit, il devient un modèle réduit qui, il l'espère passera inaperçu. »

Cette scène dans le temple du consumérisme est incroyable, l'abondance obscène est à portée de vue de tous mais pas à porter de mains pour un laissé pour compte comme Henry.

Le roman est en soi un tour de force car jamais il ne sombre dans un misérabilisme clignotant, ni dans le pathos que la présence d'un enfant de huit ans au milieu de tout ça pourrait faire craindre. Il fallait qu'il y ait un enfant pour écarter de la tête du lecteur la petite chanson de la responsabilité. Henry n'est pas un coeur pur, il est victime mais aussi acteur de sa décadence par des mauvais choix révélés progressivement. La présence de Junior complexifie la réflexion sur la pauvreté.

Et puis, il y a ses passages si beaux sur l'amour d'un père qui veut rectifier les conséquences des erreurs passées mais dont les tentatives sont sapés par l'implacabilité d'un libéralisme qui frappe fort. Ce roman brise le coeur, le fracasse contre une enclume en granit mais la dignité que l'auteur confère à ses personnages est telle que l'on a plus envie de crier à l'injustice, de s'indigner que de verser des larmes. Dévastateur.

« Les frissons secouent le garçon quelle que soit l'intensité avec laquelle Henry tend ses biceps. Mais une part de lui surfe toujours sur la vague fierté qui se retire lentement et c'est peut-être cela qui l'aide à voir que, malgré tout, il a encore suffisamment de force pour tenir le monde entier entre ses bras fatigués. Il serre et berce Junior. Son fils, son homonyme, son héritage. le symbole vivant qui prouve de façon irréfutable – malgré tous les vents contraires et toutes ses failles – que le passage d'Henry sur cette terre n'aura pas été complètement foiré, qu'il aura au moins fait une chose de bien. »
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