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Critique de Gonavon


Ce second tome de la collection Conan par Bragelonne nous offre deux nouvelles et l'unique roman du Cimmérien. Ce livre représente mon ère préférée des aventures du barbare : encore nimbé de la fougue et de la verve des premières nouvelles, mais d'un ton plus large, plus épique, aux ambitions bien plus hautes, et avant l'époque plus nihiliste des Clous Rouges qui laisse toujours un arrière-goût amer et ne donne que des victoires pyrrhiques.

LE LIVRE :

C'est Bragelonne, et ça fait partie de la même collection que Patrice Louinet a importé de Del Rey, donc il est un peu redondant de dire que la qualité est présente. Le rapport qualité-prix est là, surtout si on prend aussi en compte l'excellent contenu. Cette fois-ci, les illustrations sont par Gary Gianni, qui a un style certes plus brut que Schultz qui offrait toujours des images plus claires. Mais je ne veux en rien le rabaisser; le style de Gianni est excellent, l'apparence sketchée des illustrations plus petites recèle beaucoup d'attention aux détails et de précision. Quant à ses illustrations complètes et colorées, je n'ai rien à leur reprocher, elles sont simplement sublimes et représentent à perfection la violence et l'aspect terreux, graveleux et brutal de l'Âge Hyborien.

Louinet fournit comme toujours une bonne traduction et une genèse approfondie qui vaut la peine de lire, en particulier pour son interprétation de l'Heure du Dragon. À moins que je sois dans l'erreur (et je vous invite à me corriger si c'est le cas), les poèmes en anglais ne sont pas disponibles. Il y en a que très peu, mais celui au début de l'Heure du Dragon est très bon dans sa langue d'origine et la traduction n'y fait pas honneur. Je ne peux pas entièrement le blâmer sur Louinet – traduire de la poésie est un cauchemar – mais l'option aurait été bonne à avoir. Pour ceux qui veulent et peuvent, voici le poème original :

https://en.wikisource.org/wiki/The_Hour_of_the_Dragon

LE TEXTE :

Parce que je veux me garder le meilleur pour la fin, commençons donc par Une Sorcière viendra au monde. Facilement la nouvelle la moins bonne du lot, mais elle n'est pas sans qualités. Une scène légendaire en provient, celle où Conan se fait crucifier dans le désert, et où il mord un vautour au cou pour se défendre, ce qui sonne ridicule mais ne l'est pas du tout dans le texte.

Cette nouvelle est étonnamment condensée et serrée; aucun élément n'est superflu, Howard ne perd pas son temps et va direct au but. le début est lourd, cependant, et assez maladroit avec ses briques d'explications qui auraient pu être introduites avec plus de grâce. Cette lourdeur se rachète avec la crucifixion, la scène où Conan prend le pouvoir de l'armée et, bien sûr, la grosse scène de bataille à la fin. Je parle bien sûr de la bataille en dehors de la ville; la bataille contre le monstre est bâclée, à mon avis, et la définition d'anti-climactique. Une nouvelle moyenne, donc, ni bonne ni mauvaise, mais qui est un peu plus bonne que mauvaise ne serait-ce que pour la scène de crucifixion.

Le Peuple du Cercle Noir est nettement supérieure. L'histoire se déroule dans l'équivalent Hyborien de l'Himalaya, dans les montagnes et les villages d'Afghulis (les noms de Howard sont toujours choisis de façon à évoquer de lieux réels, et ce n'est pas l'exception ici). La trame est plus complexe et mieux tissée, on assiste à quelque chose de rare : un personnage magicien anti-héros qui finit par aider Conan, et qui compte parmi les nombreux personnages bien développés du récit. Car oui, les personnages sont mieux pensés qu'à l'habitude dans celui-là, et le trophée va à Yasmina qui est une demoiselle en détresse, mais qui possède aussi son propre agenda, ses propres buts et une force surprenante.

Cette histoire commence de façon ordinaire, mais je décrirais sa qualité comme une fonction exponentielle, soit une grande courbe : plus elle avance, la meilleure elle devient. On passe donc de discutions dans une ville à des cols montagneux, une cavale folle à la Indiana Jones, un assaut sur une forteresse maléfique et, pour couronner le tout, Howard termine avec une bonne grosse scène de bataille militaire, à laquelle je ne m'attendais pas du tout. Cette nouvelle était une agréable surprise.

Et enfin nous arrivons à l'Heure du Dragon, la pièce de résistance et, en mon opinion, la meilleure histoire de Conan. Oui, oui, la meilleure du répertoire et une de mes oeuvres littéraires préférées. L'Heure du Dragon est un amalgame de toutes les aventures de Conan, formant un récit plutôt épisodique qui, vu de loin, pourrait être considéré comme un « Best of ». Il s'agit vraiment du meilleur que ce personnage ait à offrir, la lecture définitive qui encapsule tout ce qu'il y a de bon avec la série.

Il y a de tout : de l'action, des grosses batailles militaires, du voyage sur terre et en haute mer, des poursuites, des abîmes stygiennes où rôdent les Fils de Set, de l'horreur Lovecraftienne, des vengeances satisfaisantes et des antagonistes autant détestables qu'intimidants. Et l'histoire reste après la lecture; je me souviens encore de la bataille de Valka, la rescousse folle dans la Tour de Fer et la libération des esclaves sur l'Aventurier qui ont fait bouillir mon sang grâce à la verve et la puissance pure de la prose et de l'action.

Mais il n'y a pas que de l'action – la tension est souvent haute, Conan s'évade à plusieurs reprises et frôle la mort, il explore des profondeurs insondables et fait face à des horreurs sans nom. L'inverse est aussi présent, parfois Conan ne fait qu'errer dans des paysages, et là brille l'écriture poétique qui décrit la beauté de l'Hyborie, la tristesse des ravages et la mention des peuples différents qui bouillent de rage.

Parlant de poésie, un moment m'a frappé que je ne vois pas souvent mentionné. Alerte aux spoilers, en passant. C'est une scène vers la fin. L'un des antagonistes, Valerius, qui voulait voler le trône à Conan, se fait offrir de l'aide par un homme en guenilles qui arrive dans leur camp peu avant l'affrontement final. Il dit se nommer Tiberias, et il dit savoir où et comment ils peuvent prendre Conan et son armée au dépourvu.

Donc Valerius part avec Tiberias dans les montagnes, accompagné d'une fraction de ses hommes. Ils franchissent un col étroit, puis soudainement, un brouillard épais se lève et bloque leur vue. Valerius réalise que Tiberais l'a mené dans un cul-de-sac, il le menace et le gifle quand Tiberias révèle tout. Ce qui suit est une scène qui ne peut qu'être qualifiée de Shakespearienne, purement poétique, qui encore aujourd'hui me fait vibrer juste à y penser.

Car au sol git Tiberias, riant comme un maniaque, pointant les parois de la vallée quand le brouillard se lève et qu'il révèle des milliers d'hommes juchés entre les rochers, aux visages féroces et cernés. Tiberias rit et de se dernières forces le maudit, révélant avoir été un seigneur que Valerius a chassé, dont il a violé les filles et tué les fils, et qu'il avait pourtant oublié. Tiberias se rie de lui, il lui crie, il lui hurle de regarder sur les flancs les milliers de gens qu'il a détruit, les milliers d'hommes et femmes qui ont suivi les troupes de Conan de leur plein gré, et qui aussi de leur plein gré vont se sacrifier car Valerius leur a volé tout ce qu'ils avaient de précieux. Car ils n'ont plus rien à perdre, et qu'ils sacrifieraient mille autres vies pour voir Valerius mourir et souffrir comme ils ont souffert. Les tambours battent, les arcs sont entendus, Valerius frappe Tiberias qui ne cesse de rire comme un dément. Puis fin de la scène.

Wow.

Ce roman a une grande force immersive, la définition même de texte qui « emporte ». La prose est bonne et solide, dans les scènes d'actions elle monte d'un cran et devient si emportée et grandiose qu'on peut quasiment ressentir la chaleur qui s'exsude des muscles saillants du protagoniste, et sentir le sang qui ruissèle dessus. Et bien entendu, on ressent notre propre sang s'affoler et battre en synchronisation avec celui de Conan. Howard est maître des scènes d'action, c'est son dada, il était amateur de boxe et de combat, et grand admirateur de la violence à son état pur, des émotions et la furie euphorique qu'elle engendre. Il suffit de lire comment il décrit un affrontement (possiblement romancé) qu'il a eu – et qu'il décrit comme le point culminant de sa vie – pour se donner une idée de sa passion à ce sujet :

« Looking back over a none-too-lengthy and prosaic life, I can easily pick out what seemed—and still seems—the peak of my life to date; that is, the point at which I derived the highest thrills—a word which my limited vocabulary causes me to overwork... when I look for the peak of my exultation, I find it on a sweltering, breathless midnight when I fought a black-haired tiger of an Oklahoma drifter in an abandoned ice-vault, in a stifling atmosphere laden with tobacco smoke and the reek of sweat and rot-gut whiskey—and blood; with a gang of cursing, blaspheming oil-field roughnecks for an audience. Even now, the memory of that battle stirs the sluggish blood in my fat-laden tissues. There was nothing about it calculated to advance art, science of anything else. It was a bloody, brutal merciless brawl. We fought for fully an hour—until neither of us could fight for any longer, and we reeled against each other, gasping incoherent curses through battered lips. There was not even an excuse for it. We were fighting, not because there was a quarrel between us, but simply to see who was the best man. Yet I repeat that I get more real pleasure out of remembering that fight than I could possibly get out of contemplating the greatest work of art ever accomplished, or seeing the greatest drama ever enacted, or hearing the greatest song ever sung. »

(Source : https://en.wikipedia.org/wiki/Styles_and_themes_of_Robert_E._Howard#cite_note-Waterman_2004_45-46-22)

Ce roman est aussi un roman de voyage. le trajet est long, à la course, à la marche, à cheval, à bateau, avec une armée ou en cavale – et il ne fait que 70000 mots! Comparez à n'importe quel livre du Trône de Fer, et vous verrez plus de choses dites sur moins de pages, car trop souvent la longueur est confuse pour la profondeur. On peut même aller plus loin; prenez le premier tome, toutes les nouvelles de Conan qui y sont, et vous aurez une meilleure idée du personnage et de sa vie qu'un pavé ordinaire et courant ne pourrait vous en dire sur un autre personnage.

La longueur ressentie du voyage et les nombreuses déviations contribuent à l'immersion. Contrairement à la majorité de ses autres récits, ici on obtient vraiment l'impression d'un monde complet, cohérent, physiquement ancré et avec sa propre longue histoire. Les paysages sont beaux, les batailles sont grandes et sanglantes, le terrain parcouru est vaste et jonché d'embuches.

Xaltotun est aussi un élément de l'histoire qui mérite sa propre mention, ne serait-ce que pour me permettre de chialer sur la Fantasy moderne. Car non seulement Xaltotun est un antagoniste efficace qui remplit les critères (menaçant, personnel avec le protagoniste, stylé, maître du macabre, tendances psychotiques, ambitions sinistres), mais il représente aussi quelque chose que beaucoup d'écrivains feraient bien de réaliser et étudier : il est un magicien opérant sans règles.

Non. Il y a quelques règles et concepts plus concrets (notamment le Coeur d'Ahriman), mais sinon, sa magie – et celle de l'univers de Conan – demeure vague et inconnue du commun des mortels (et des lecteurs). Il n'y a pas de pauses pour expliquer, il n'y a que du sous-texte et l'imagination du lecteur qui prend la relève. Howard ne sacrifie pas le mystère en échange pour un manuel de Donjons & Dragons ou une liste de règles maisons pour Magic The Gathering. Je crois ardemment que la magie systématisée, connue et calculable est une excroissance issue de la popularité des jeux de rôle qui n'a aucune place dans un roman; le format n'est pas fait pour ça, ils sont incompatibles. Ça devient l'antithèse de la magie, ça tue la magie. Pour ceux qui aiment et écrivent ainsi, tant mieux pour eux, mais je crois qu'ils feraient mieux d'écrire pour des jeux ou de simplement écrire de la science-fiction, puisqu'ils considèrent déjà la magie comme étant une science (franchement ridicule).

Sauf que si ce n'est pas de la magie, et que c'est de la science, alors ces auteurs devraient fournir un réel effort pour apprendre de la science… Hm… Quel dilemme! Comment peuvent-ils jamais espérer rendre leur univers fictif cohérent et immersif, sans qu'à toutes les pages le lecteur moyen se pose des questions inutiles sur son fonctionnement? En se concentrant sur l'histoire et utilisant la magie comme amplificateur de conflits et outil poétique, voilà comment. C'est à ça que la magie sert, à donner vie à l'impossible, à rendre réelle la poésie et ses figures de style, à mettre la loupe sur l'émoi des personnages d'une façon qui serait impossible sans hyperbole dans n'importe quel autre genre (Gothique étant le genre le plus similaire en ce sens).

Pour reprendre un des sujets que Louinet a abordé en analysant l’Heure du Dragon, Xaltotun veut restaurer la gloire d’Acheron, cette ancienne terre mythique qui existait bien avant tout pays de l’Hyborie. Non seulement il veut restaurer sa gloire, il veut aussi ressusciter Acheron, car Acheron n’existe plus. Il entame donc un sortilège immense et prolongé qui transforme graduellement la Némédie en les terres qui étaient là il y a des siennes. Un personnage décrit les incantations qui résonnent et les mirages qu’il voit, qui se dessinent par-dessus les montagnes et ensevelissent le paysage présent.

Autrement dit, Xaltotun le tyran croit en un passé idéal qu’il veut restaurer en répandant ses idéaux. Tout comme Hitler croyait en une Allemagne aryenne et pure et parfaite, Xaltotun amorce une transformation progressive du territoire, qui effacera l’ancien (et son peuple) et fera revenir celui encore plus ancien. Ce que nous avons là est un brillant usage de la magie. La magie agit comme un substitut au réel, qui illustre à perfection l’effet qu’aurait un despote tel qu’Hitler (Hitler étant celui que j’ai choisi à cause des parallèles évidents présents dans l’histoire, et surtout le contexte à l’époque où Howard l’a écrite). Et ce substitut, au lieu d’être des camps de concentration, de la discrimination, de l’abus de pouvoir ou de la propagande, est l’essence même du mot « Fantasy », car il permet des images beaucoup plus directes, viscérales et grandioses qui titillent l’imagination; ce substitut est magique.

Bon. Cesse de divagations. L'Heure du Dragon n'est pas parfait. Mais étant si envouté et enchanté par ce récit, je suis incapable de nommer plus que deux problèmes, car j'oublie les autres et profite de ce qu'il y a de bon. Mon premier est les trois assassins Kithais. Ces personnages étaient délicieusement sinistres et stylés, de vraies ombres dans la nuit qui rappelaient, d'une lointaine façon, la présence imposante des Nazguls. Leurs scènes étaient bien répandues, ils talonnaient toujours Conan et ils paraissaient maîtres au combat et invincibles grâce à leurs pouvoirs mystérieux.

Et comment meurent-ils? Deux meurent sans l'intervention de Conan. le troisième – et je jure ne pas exagérer – meurt en trois simples gestes.
- Il projette son bâton de l'avant.
- Conan saute hors de sa portée.
- Conan frappe avec son épée.
Mort. Fini. Il s'agit du seul moment où j'ai dévisagé le livre. Je n'en reviens toujours pas. Ces personnages méritaient une meilleure fin, une plus grande fin. Merde, j'irais jusqu'à dire qu'ils méritaient leur propre scène, ils n'auraient pas dû s'adonner être dans la pyramide au bon moment. Ils méritaient un dernier affrontement plus élaboré et ailleurs. Parce que leur sort est tout simplement décevant. C'est du potentiel gâché.

Mon autre problème est plus mineur et ne m'a pas fait dévisager le livre. Je trouve juste que les goules sont sorties de nulle part. C'est tout. Leur scène est un peu inutile, leur présence est mentionnée quelques paragraphes avant leur apparition, et le tout est si rapidement terminé qu'on les oublie peu après, ne faisant que mettre l'emphase sur leur non-importance dans l'histoire. Au moins (et pour une raison qui m'échappe) Gianni a vu bon de sauver la scène en nous en donnant une magnifique illustration complète.

PLAISIR DE LECTURE :

Haut. Très haut. Howard est un raconteur d'histoire dans l'âme; quand on s'assoit pour le lire, il nous fournit le siège et il nous raconte du soir au matin ses grandes histoires de barbarie héroïque. Sa prose coule bien et ne s'embourbe que rarement, les intrigues sont expertement ficelées, les personnages sont plus grands que nature et les hauts faits et gestes donnent du rêve.

Ses récits sont bons à consommer en petites quantités, comme des pastilles qu'on garde dans un petit coffret en aluminium, sur le bord du comptoir. On peut toujours les délaisser puis y revenir quand on a besoin d'une bonne vieille histoire classique d'aventure et de combats. C'est une valeur sûre qui déçoit peu, qui joue certes selon les règles mais qui, à son mérite, sont des règles qu'elle a elle-même inventée. Trop souvent les grandes sources d'inspirations s'avèrent seulement toucher la surface de ce qui est possible, et il vaut mieux les éviter, mais dans ce cas-ci, rares sont les écrivains qui ont su recapturer la verve et la furie qui dégouttent des pages écrites par Howard.
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