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Critique de Krout


Sortent de la brume, par la magie de la plume de Kazuo Ishiguro qui m'emporte délicieusement avec ses pleins et ses déliés, des êtres fantastiques : Ogres, Elfes, Lutins, qui autrefois surgissaient d'un bois pour calmer la fin, pullulaient autour d'une eau stagnante ou pour les derniers s'aventuraient au sein du logis d'un humain. En ces temps maintenant révolus, ces créatures étranges et de longtemps oubliées, non seulement, côtoyaient les hommes, mais parfois venaient à les tourmenter, le plus souvent à l'heure du premier sommeil, se mélangeant à leurs rêves agités, troublant leurs nuits, les maintenant éveillés. Et je n'ai pas encore parlé de la plus connue et terrible d'entre elles : Quéric, une Dragonne, crainte des monts aux vallées. Pour les hommes en ce haut moyen-âge, pas vraiment de quiétude, ou alors trompeuse, hasardeuse et temporaire, car ces êtres, dont nous n'avons plus qu'un très lointain et très vague souvenir, étaient bels et biens vivants, si pas dans la réalité à tout le moins dans l'imaginaire collectif des hommes; ce qui avouons-le, revient au même dans ces pays de brumes et de légendes.

Et puis le grand roi Arthur était mort de quelques années seulement que déjà son souvenir s'effaçait. La crainte qu'il inspirait peu à peu se dissipait dans les mémoires, les bienfaits d'une paix fragile bien moins vivaces que les affres des sanglantes batailles. Planait donc une menace voilée, le plus souvent ignorée, mais à l'Est, chez les Saxons, loin de la douceur de la brume, germaient la haine, le désir de la vengeance et l'appel du sang. Ainsi vivaient les hommes, sans grande lucidité et dans la précarité. S'agit-il de la verte Irlande avec ses lacs, ses rivières et ses tourbières, ses plaines et ses monts du Connemara ? S'agit-il du Lake district, ou au Nord du mur d'Adrien, des Midlands ou carrément les Highlands ? Peu importe car l'écriture d'Ishiguro, entre récit de chevalerie, épopée fantastique et merveilleuse odyssée, nous offre au long de ce lent cheminement une oeuvre mythique, universelle, intemporelle.

Axl et Béatrice sont mari et femme, depuis longtemps. Je les vois comme deux grands arbres, côte à côte, leurs feuillages se frôlent et souvent s'entremêlent, ils bruissent des mots tendres et doux, inlassablement. Inlassablement répétés, ils se touchent et s'appuient l'un sur l'autre, tantôt l'un, tantôt l'autre, pour résister aux vents contraires. Chacun frêle, mais se soutenant, à deux plus forts, et l'on devine que leurs racines plongent profondément et se sont enlacées à tout jamais. Ces deux-là sont passés à travers les grains et les chagrins, ils ont dû résister à bien des tempêtes, bien des tourments. A eux deux, ils forment une île, une île mystérieuse, une île au trésor, une île flottante au coeur de la brume. Leurs feuillages se frôlent et parfois se touchent, quand le ciel s'éclaircit ils se racontent ce qui leur reste de souvenirs des bons jours et quand la brume s'épaissit alors chacun garde pour lui ses petits renoncements, minimise ses faiblesses et oublie ses griefs. p.406 "Mais Dieu connaît le lent chemin de l'amour d'un vieux couple, et il comprendra que les ombres noires font partie de son entité."

La leçon pourrait n'être que belle, elle est sans artifice, sans recours à la facilité, point de larmes arrachées, de frayeurs générées, d'élans provoqués, elle devient transcendance et creuse au plus profond, vous prend et vous étreint, vous marque de son empreinte. L'écriture est cette longue mélopée intérieure, compagne fidèle des chevaliers errants qui rêvent leur vie, de ce Messire Gauvain chevauchant son vieil Horace à la poursuite ultime de la quête dont il se voit le garant. La magie d'Ishiguro s'est de faire remonter d'un très ancien déchirement venu d'une lance ou d'une épée, ce géant enfoui en chacun de nous dans les brumes de notre mémoire. Un moment rare de pure communion à travers les siècles, l'éblouissement lorsque la brume se dissipe avant de respirer l'essence dont sont faits les hommes.

Et moi tel un de ces étranges bateliers de te poser la question : " Ami(e), oseras-tu cette traversée ?"


PS. Ici à Mons ce dimanche 22 mai au combat dit Lumeçon, tous de s'écrier "El biète est morte"*, lorsque St Georges achève le Dragon mais deux jours plus tard s'inscrit en lettres de feu "In vla co pou ein an"* pour terminer la ducasse et rappeler aux esprits embrumés par forces ripailles et moultes bières que le combat entre l'ordre et le désordre est sans cesse à recommencer. Il faut recommencer, année après année, pour ne pas oublier le Dragon, souffle de liesse et liberté, terrassé par St Georges engoncé dans son armure, conforté par le bon droit, main armée aux ordres de l'autorité. Où est le Bien ? Où est le Mal ? Qui en décide ? Faudrait-il oser l'année du Dragon, lui accorder notre confiance ? Ou continuer à préférer la quiétude de l'oubli à une année de folie ? Ici l'histoire se répète, sa magie serait-elle moins forte que celle d'Ishiguro ?

* La bête est morte
* En voilà encore pour un an
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