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Critique de Ciryaher


Avec une surprenante lucidité, Polo Tonka réussit à nous éclairer sur les manifestations d'une maladie dont l'image, trafiquée par l'imagination collective et les discours hermétiques des spécialistes, demeurait floue. Une vue de l'intérieur fascinante.

Mon avis :

C‘est l'excellente "Tête au Carré" de France Inter qui m'a incitée à lire le témoignage à la première personne de Polo Tonka. Interrogé dans cette émission sur les origines et les manifestations de sa maladie, j'appréciais déjà son étonnante compréhension des causes, et donc, l'exposé à la fois averti et personnel qu'il pouvait faire de la schizophrénie.
Les explications complexes des spécialistes ne valent rien à côté des éclaircissements donnés par le malade lui-même, d'autant plus lorsqu'il dispose d'un recul et d'une intelligence qui lui permettent de faire comprendre simplement ce qu'il vit au quotidien.

"Tout tournait ainsi en moi dans mes synapses obnubilées. Puis, ce fut l'apparition des premières voix. Seulement, j'étais tellement d'accord avec elles qu'elles me paraissaient normales, logiques, faisant partie intégrante de mon système de pensée. Et elles me disaient :
"Tu es moche !
Tu es bête !
Tu n'as aucun talent !
Personne ne t'aime !
Suicide-toi !
Tu es nul !
Tu es une merde !
Etc."
Et tout cela s'est mis à faire un tintamarre infernal dans mon cerveau. J'avais l'impression que j'allais exploser. Puis, d'autres symptômes sont arrivés. D'abord, la lente, mais puissante vague d'anéantissement de mes souvenirs heureux. Si bien que quelques semaines après les premiers signes, j'avais déjà oublié la quasi-intégralité de mes joies passées.
Puis sont survenues une tristesse sans fondement et une anesthésie de ma volonté. Je n'arrivais plus à vouloir. La moindre action devenait complexe à moins qu'elle ne soit motivée par une brûlante passion. J'ai ainsi le souvenir très précis de tenir dans mes mains un sachet vidé de son contenu et réalisant que je n'avais pas la capacité à la mettre dans la poubelle juste à côté. Il faut préciser que chaque volonté, chaque désir, chaque envie repose à la base sur la chimie du cerveau. Si cette chimie fonctionne mal, certaines choses qui paraissent évidentes pou les sains d'esprit deviennent impossibles pour les malades que nous sommes."

Le livre débute sur la visite de "Moi-même" à "Moi", et chaque chapitre s'engage sur cette nouvelle rencontre, dans de nouveaux endroits, entre Polo Tonka, et ce que l'on devine être sa part plus sombre. Sur la fin, les deux parties sont réunies en un "Nous" prometteur. Par cette simple technique, l'auteur met en avant cette dualité dont souffrent en premier lieu les schizophrènes. Incapables de reconnaître la paternité des voix que nous entendons tous dans nos têtes, ils l'attribuent à un double maléfique.

L'auteur aborde également les principales manifestations de sa maladie.
La paranoïa, la sensation d'être assailli par des insectes, le repli autistique, les hallucinations, les voix, l'obnubilation (voir extrait principal), le jumeau maléfique …
Autant de symptômes de la maladie dont on lui cache longtemps le véritable nom. Car l'auteur aborde également son parcours médical, son rapport aux médecins et aux médicaments. Selon Polo Tonka, une grande partie des SDF seraient des malades demeurés sans soins. Cette simple phrase, au début du livre, a bouleversé mes considérations : je voyais la folie comme une conséquence de la vie dans la rue, et non pas la vie dans la rue comme une conséquence de la folie. Voilà ce que dit l'auteur a propos du traitement :

"La première chose dont j'ai compris l'importance, c'est le traitement. Certains ignares et pour tout dire, dangereux personnages estiment qu'il est mauvais pour la santé de prendre ce genre de molécules et qu'il vaut mieux affronter la vie par la seule force de la volonté. Ceux-là, oubliant au même moment qu'ils ne peuvent rien pour leur précieuse volonté puisqu'elle n'est qu'un talent particulier qui leur confère des échanges synaptiques que d'autres n'ont pas et qui sont la trace chimique de la volonté. Je prends un exemple qui me semble assez parlant, celui de l'anesthésie générale pratiquée principalement en chirurgie. L'anesthésie générale n'est pas anodine et cache notamment un risque mortel de choc anaphylactique. Pourtant personne ne refuse une AG avant une opération de prothèse de la hanche. Eh bien ! La douleur psy d'un psychotique peut être aussi violente qu'une torture physique et, donc, une anesthésie de nos humeurs devient tout aussi inéluctable.
Je prends un ton accusateur et presque moralisateur, mais pour une raison très simple. Il y a deux types de malades, ceux qui savent que le traitement leur sauve la vie et ceux qui sont dans le déni de leur maladie. Il faut comprendre que ces derniers risquent gros à rencontrer les idéalistes pharmacosceptiques, car, à cause de leur ignorance, ils risquent de faire de ces pauvres psychotiques irresponsables ce qu'on appelle des irréversibles, c'est à dire des malades bloqués à jamais dans leurs délires, sans plus la moindre chance de recouvrer la raison. Sans compter les psychotiques agressifs qui, à cause de ce genre de stupidités, peuvent passer à l'acte.
C'est pourquoi j'implore ceux qui liront cet ouvrage : ne vous improvisez pas psychiatre pour vos proches."

J'ai trouvé courageux cet appel à la raison; pour avoir croisé plusieurs fois ce qu'il appelle des "pharmacosceptiques", je n'envisageais pas la dangerosité de leurs propos sous cet angle précis. Je me rappelle que le discours des plus ignorants est toujours le plus moralisateur.
La vie dans un hôpital psychiatrique est aussi évoquée :

"(…) vous êtes obligés de laisser votre cerveau à l'entrée et dès lors, vos moindres réactions seront analysées sous le spectre de votre folie.
Si vous êtes joyeux, c'est que vous êtes exalté et si vous êtes exalté, c'est que vous êtes maniaque. Si vous êtes bougon, c'est que vous êtes en rébellion et qu'il faut vous faire comprendre que vous n'êtes pas le chef. Si vous êtes triste, c'est que vous êtes déprimé. Si vous riez beaucoup, c'est que vous êtes sur le point de délirer."

Polo Tonka découpe soigneusement les différents aspects de sa schizophrénie, multipliant les anecdotes, tout en restant fidèle à son choix de construction de dialogue, qui illustre de manière volontairement évidente, l'apparition et l'influence de son "double maléfique".

Au milieu du livre, l'auteur raconte l'illumination divine, le rapport qu'il se met subitement à entretenir avec Dieu, et les bienfaits de cette découverte sur sa maladie. J'ai lu, sur le site de Babelio, la critique d'une personne qui avouait s'être arrêtée aux détails de cette révélation mystique. Etant moi-même agnostique, mais profondément éloignée des religions actuelles, je peux comprendre ce recul. Cependant, ce passage ne tient que sur quelques pages et surtout, fait partie intégrante du parcours de l'auteur, du parcours du malade, et c'est justement à cela que je souhaitais m'intéresser en ouvrant ce livre.
Cette lecture était une fascinante plongée dans les profondeurs d'une maladie que je ne connaissais qu'à travers les définitions erronées qu'offraient des esprits imaginatifs. La littérature et le cinéma ont fait des schizophrènes des fous agressifs, particulièrement inspirants. Mais de cette transformation de la maladie à des fins artistiques découle une méconnaissance et une méfiance du malade. Ainsi, Polo Tonka explique n'avoir eu aucune information sur le mal dont il était atteint avant qu'une psychiatre lui en donne le nom; ses médecins précédents ayant sans doute craint de prononcer le terme exact de sa maladie, dont l'auteur lui-même possédait une vision déformée.

Enfin, il me faut l'avouer; ces récits intérieurs sur les maladies mentales me fascinent.
Non pas par goût pour les délires et les visions morbides, ni uniquement par intérêt sociologique, mais seulement parce que cette nouvelle ouverture sur le cerveau humain m'apparait comme prétexte à l'étude du réel.
Etant moi-même sujet à des troubles qui sont à mille lieues de cette schizophrénie dont Polo Tonka décrit si bien les conséquences, je me pose la question de savoir où se tient la folie.
Je me demande où se tient la limite, comment se franchit-elle et enfin, si nous ne regardons pas dans le mauvais sens.

Une lecture passionnante.
Lien : http://latheoriedesmasques.c..
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